nul ne sort d'ici sans thermomètre 3 - matières premières de l'alchimie

Et sicut omnes res fuerunt
ab uno, mediatione unius,
sic omnes res natae fuerunt
ab hac una re, adaptatione

Et comme toutes choses furent
par l’un, par la médiation de l’un,
ainsi toutes choses furent nées
de cette chose une par adaptation

Hermès Trismégiste

 

Il est temps d’expliciter un peu plus clairement le sens de cette tâche prétendument antiphilosophique que je me suis donnée ici en la présentant comme alchimie sans justifier l’emploi de ce terme par mieux qu’une lecture trop personnelle et sympathisante de la belle occasion qu’il aura trouvée de se réinventer chez Saint-Denys Garneau, mon seul indispensable poète québécois. J’exagère évidemment en désavouant ainsi l’enracinement national – ou provincial – de ma culture littéraire, mais pour paraphraser notre Dany Laferrière international, s’il est vrai que la bibliothèque d’un écrivain constitue sa seule véritable patrie, il sera facile de le constater en venant chez moi : I’m not from around here, sauf peut-être depuis que j’ai piqué son cours de littérature québécoise à ma copine il y a quelques années.

Je commencerai quand même par un autre détour. Je crois que l’écriture gagne presque toujours à prendre certains risques. D’abord celui de ne pas viser dans le mille, justement, celui de ne pas trop chercher à décider où elle devrait aboutir. Mieux vaut perdre le temps qu’il faut pour abandonner juste un petit peu ses plans et ses idées toutes faites. Laisser prendre sans le secouer cet impalpable silence qui ne demande qu’à se précipiter tout au fond de soi. Puis constater sur le papier ou à l’écran toute la splendide bien que si lente gratuité de ces épiphanies qu’on porte sans le savoir. Se relire avec la joie de découvrir l’auteur prodigue qu’on avait exilé depuis avant les mots dans le plus vaste que tout et dont la résonnance intime nous avait tant fait espérer un retour au foyer. C’est en réapprenant ainsi à écouter depuis son lointain en moi un vieil ami presque aphasique que j’ai pu faire la rencontre de l’écrivain que je redeviens ici. Il en sait plus sur moi et sur le monde que j’habite que ce que pourrait imaginer de mieux ce Philippe Labarre qui ignore presque tout ce qui compte quand il s’expose au petit public de ses amis sur les réseaux sociaux.

Quand Proust, l’un de mes plus anciens compatriotes de bibliothèque, tenta dans son Contre Sainte-Beuve de se donner le droit d’écrire en apprenant à ce trop brillant lecteur du monde qu’il était encore à mieux distinguer l’homme de l’auteur, ou – pour mieux dire aujourd’hui, l’homme ne comptant désormais et heureusement plus pour toute l’humanité – le moi social du moi créateur, il ne fait pour moi aucun doute que c’est ce qu’il avait à l’esprit – un terme auquel on verra que je tiens même s’il est devenu insensé dans notre monde souvent réduit aux seules dimensions étroitement spatiales des corps et de leurs langages – et non l’abolition scolaire et presque surnaturellement abstraite du lien vivant entre l’humain et le texte de son écriture, abolition qui laisse encore sa marque sur notre débat esthétique et moral à propos de la littérature et de ses péchés.

Je commence donc à réaliser que je visais d’autant plus juste que je ne savais pas trop ce que je faisais lorsque j’ai décidé de mettre au monde mes réflexions encore confuses et peut-être vouées à demeurer inactuelles en m’imposant les contractions et les respirations forcées d’une écriture que je situais d’emblée sous le signe obscur de l’alchimie. Je ne connaissais pleinement que le risque d’une telle proposition intellectuelle et littéraire. Difficile en effet de trouver un meilleur terme quand on veut se rendre infréquentable en dehors de ces cercles semi-déchus servant parfois de refuges presque hermétiquement clos à tant de nos justes désillusions devant l’optimisme cynique du progrès social et technologique. Seulement ces désillusions, l’obscurantisme illuminé du Nouvel Âge les soulage malheureusement bien mal.

Même s’il a changé de forme à travers les âges, le soupçon pesant sur l’alchimie n’est pas nouveau[1]. De la fin de l’Antiquité au Siècle des Lumières, l’alchimie a certes pu être pratiquée sérieusement parce que l’on ne disposait pas encore des motifs intellectuels suffisants pour rejeter en tant que tel l’art de la transmutation des métaux. Il aura fallu pour cela que le XIXe siècle tardif invente une véritable théorie atomique servant de fondement à notre chimie moderne et scientifique, qui ne permet de « transmutations » qu’entre les différents composés et non plus entre ces éléments eux-mêmes que sont tous les métaux. Mais le Grand Art n’en fut pas moins durant toute son histoire vivante l’objet de reproches intellectuels, moraux et politiques récurrents. Bien avant qu’on accuse l’alchimie d’être une pseudoscience, bien avant qu’elle soit incorporée post mortem au vaste projet occultiste qui persistera à croître à l’ombre du progrès tout au long des XIXe et XXe siècles, on n’avait pas moins souvent et plus sérieusement encore critiqué l’obscurité de son langage, le charlatanisme patent de nombre de ses adeptes ainsi que la menace qu’un or potentiellement gratuit et presque illimité représentait pour l’ordre économique, social et politique.

En m’improvisant ici alchimiste, je ne risquais donc pas seulement de me voir fiché fou littéraire par une sociologie de la littérature qui se chargerait éventuellement de me découvrir et de m’expliquer (un peu à la façon dont le nazisme aura tout de même permis au grand public allemand de découvrir l’art moderne en le lui expliquant comme dégénéré). Je ne me prétendais pas seulement capable de transmuter symboliquement en œuvre d’art et de chair le narcissisme qui me constitue et nous constitue tous en tant qu’humains (je n’ai pas trouvé de meilleur plomb). J’avais aussi l’audace délirante de me croire capable de transformer en qualités dignes d’être revendiquées tous les travers anciennement reprochés à l’alchimie. Me rendre obscur pour me révéler autrement clair. Passer pour imposteur pour mieux revendre à perte mes nouvelles vérités perdues. Et faire peser sur l’ordre du monde l’immense « menace » d’une inflation radicalement imaginaire.

 

Le clair-obscur des vérités gratuites

La transmutation des métaux aura été depuis ses origines une activité pratiquée dans l’ombre et le secret. En atteste le plus ancien ouvrage appartenant au corpus alchimique grec, Φυσικά και Μυστικά, dont le papyrus daterait de la fin du Ier siècle et fut longtemps attribué erronément à Démocrite lui-même, le père de l’atomisme antique. On pourrait traduire assez littéralement ce titre par Des choses physiques et mystiques si ce n’était du fait que le sens qu’on donne à ce dernier terme depuis le XVIe siècle[2] nous porterait à croire qu’il y serait questions de choses naturelles et spirituelles. Or on s’y intéresse à des pratiques très concrètement matérielles, mais devant rester secrètes, c’est-à-dire à des techniques d’orfèvrerie et de teinture permettant de fondre, d’allier et de colorer durablement les différents métaux afin notamment de leur donner l’aspect de l’or.

Les grands mystères de l’alchimie se réduiraient donc à l’origine à des secrets de métier qu’il s’agissait surtout de protéger de la concurrence ou d’une clientèle à bon escient méfiante. De là s’expliquent aussi bien les nombreux soupçons pesant sur l’alchimie que les obscurités des textes alchimiques eux-mêmes. Ils n’étaient pas censés être lus par tous et nombre de dispositifs langagiers ou littéraires furent développées pour les obscurcir de telle sorte qu’ils ne puissent être compris que par les adeptes en qui l’on pouvait faire confiance. Parmi tous ces procédés d’obscurcissement, on retrouve notamment les Decknamen (noms couverts en allemand), ces innombrables termes ou expressions ésotériques pouvant souvent varier dans un même texte et désignant des substances ou des opérations que le lecteur devait parvenir à identifier soit par l’entremise d’un savoir déjà acquis ailleurs, soit par son aptitude à raisonner de façon analogique ou allégorique. C’est ainsi que l’expression mystérieuse et très chargée mytho-sexuellement d’hermaphroditical body a pu désigner chez Isaac Newton, dont l’œuvre alchimique est l’une des plus considérables de l’ère moderne, et ce, selon un « raisonnement » dont les détails nous égareraient assez vite, un simple alliage de fer et d’antimoine, version remaniée du mariage plus vieux encore entre le soufre et le mercure qui devait rendre possible la création de la pierre philosophale.

Il ne faut pas se surprendre si je mentionne ici celui qu’on a aussi appelé le père de la mécanique. Dans le monde concrètement matériel des alchimistes, la matière elle-même n’en fut pas moins presque jamais pensée selon un modèle purement mécanique. Et le mécanisme que les XVIIe et XVIIIe siècles ont mis au point pour expliquer le mouvement des astres et des corps qui nous entourent ne parviendra pas avant la fin du XIXe siècle à décrire avec succès ce monde de l’infiniment petit qui est depuis toujours celui de la matière et qu’on redécouvrait alors – pour la première fois au microscope – comme celui de la vie et non encore comme celui des billes et des ressorts. De l’Antiquité jusqu’aux Lumières, en occident comme en orient, qu’elle ait théorisée selon le modèle atomique de Démocrite ou selon le modèle substantiel d’Aristote, la prima materia de l’alchimie fut toujours pensée comme ultimement une et vivante, ce qu’exemplifiait assez bien cette tendance depuis longtemps connue des métaux à croître dans le ventre de la terre. Une telle conception moniste et vitaliste de la matière justifiait très raisonnablement la croyance selon laquelle tout pouvait en principe être transmuté en tout. N’oublions pas qu’un telle croyance, réinventée par la physique nucléaire du XXe siècle, est encore celle de notre science la plus actuelle, même si l’athanor de l’alchimiste a été remplacé en pratique par le réacteur et l’accélérateur du physicien – et le ventre de la terre, par celui autrement plus brûlant et plus fécond des étoiles.

Dès lors que les buts deviendront littéralement moins superficiels que celui de dorer durablement du plomb, dès lors qu’il sera vraiment question de transmuter littéralement les vils métaux en or, les alchimistes apprendront vite aussi à développer de nouvelles techniques d’obscurcissement de leurs textes. Je ne suis certainement pas seul à ne pas avoir reconnu toute l’étendue de ma dette littéraire à l’une des plus inspirantes de ces techniques, qu’on doit à Abu Mūsā Jābir ibn Hayyān, un alchimiste persan du VIIIe siècle qui développa la pratique textuelle du tabdīd al-‘ilm en s’assurant de fragmenter le joyau de son savoir pour en disperser les milliers d’éclats aussi brillants qu’incomplets en autant de livrets dont aucun ne devait jamais comporter de véritable vision de la totalité, forçant ainsi les futurs disciples à s’en rendre maîtres par un long et pénible labeur de méditation et d’expérimentation.

En affirmant me revendiquer littérairement de l’alchimie, je pense donc et désormais en premier lieu à cette pratique d’une écriture où chaque fragment répondrait à tous les autres selon la vision inachevable d’une vérité qui tout à la fois dépasserait le texte comme son origine impossible, s’y inscrirait explicitement comme un manque à combler et demeurerait néanmoins toujours immanente à celui-ci, à la façon dont le christianisme représente la Sainte Trinité comme l’unité d’un Père transcendant depuis l'origine sa création, d’un Fils y œuvrant continuellement comme une promesse et d’un Saint-Esprit habitant à jamais le moindre atome de ses vécus.

Je sens que je redeviens ici obscur et allusif. Ou pire encore peut-être, crypto-chrétien. Quand ça arrive je tiens si possible à le mentionner immédiatement.

C’est ma façon à moi de ne pas rompre le fil de l’amour du prochain. Mon lecteur, mon frère. J’aime avouer mes fautes. Je veux bien me rendre parfois obscur en ne disant pas tout. Mais je ne voudrais jamais que mon obscurité elle-même passe pour de la profondeur. C'est pourquoi je court-circuite l’éventualité. C’est une technique volontaire. C’est de la littérature au sens péjoratif du terme (mes études littéraires ne seront jamais parvenues à me faire vouer un culte au langage et à ses révélations). C’est pour ne jamais dépasser mon lecteur que du fil complètement nul de ces fictions que j’invente pour accueillir tous ces savoirs que j’aime et que je ne maîtrise pas. C’est pour cela que je passe ainsi du coq à l’âne, que j’y mets du mien autobiographique, que je joue au fantaisiste baroque en écrivant aussi méandreusement que je pense. J’aurais peur sans tout cela qu’on me croit sur parole. Le genre de vérités qui m’intéresse ici ne risque vraisemblablement pas d’être pris au sérieux. Mais j’en remets quand même encore, juste au cas où.

Il faut dire qu’une autre technique fréquente de l’écriture alchimique consista au contraire en l’adoption d’un ton grave et sérieux, d’un style initiatique, à travers lequel on parle en maître à des disciples chargés de trouver un sens profond à nos obscurités. Une telle posture a pu être nécessaire par le passé. Mais elle m’effraie. Et c’est pourquoi je suis reconnaissant envers tous les alchimistes qui ont pu passer peut-être même à tort pour des faussaires. Je tiens moi aussi à ce qu’on me prenne sinon pour un authentique charlatan, du moins comme quelqu’un de louche et incertain, qu’on lit uniquement parce qu’il donne gratuitement, sans garantie, des phrases belles ou vraies qu’il se trouve qu’on aime peut-être juste pour elles-mêmes. Rien de plus aveuglant qu’une vérité de maître et de disciple. Rien de plus suffocant qu’une profondeur qu’on croit sérieusement comprendre. Ou qu’une belle méprise en laquelle on espère dur comme fer. Cela aussi on peut le cacher avec l’obscurité d’un style initiatique et « alchimique ».

Nul besoin de revenir ici sur l’obscurité et le proto-fascisme[3] d’un Nietzsche qui a certes sans le vouloir, mais non sans être responsable de ce que sa pensée avait parfois de si brillamment faux, inspiré en Hitler un esprit beaucoup moins subtil et courageux que le sien. Je dois assez peu à celui qui a cru bon de philosopher à coups de marteaux, sinon la chance d’avoir traversé l’épreuve de l’avoir lu sans ecchymoses et de m’en trouver tout de même un peu grandi. Was uns nicht umbringt, macht uns stärker. Mais il me faudra revenir assez vite sur le nazisme de Heidegger, un autre penseur s’exprimant trop souvent dans le jargon de l'authenticité de révélations obscurément autoritaires. Or Heidegger fut un bien rusé lecteur – et néanmoins le plus indigne dépositaire – de vérités qui vues de loin ressemblent vaguement aux miennes. À ce que je sache ni l’un ni l’autre ne se sont heureusement jamais revendiqués de l’alchimie.

Mais il est vrai que mes vérités à moi aussi sont dangereuses.

 

L’ultime transmutation de la matière

L’ultime danger qu’aura représenté l’alchimie à l’époque où l’on a pu y croire sérieusement résidait dans son but suprême lui-même, la transmutation des vils métaux en or. En un contexte d’économie précapitaliste ou proto-capitaliste, à une époque où le souverain ne parvenait à contrôler les crises économiques qu’à l’aide de mécanismes aux conséquences inflationnistes souvent désastreuses, difficile d’imaginer de mécanisme inflationniste plus ruineux pour le pouvoir souverain que la transmutation démocratique du plomb en or. Difficile donc d’imaginer pire séditieux que l’alchimiste véritable. Si on a longtemps craint l’alchimie, c’est parce qu’on a cru que malgré toute l’obscurité de son langage et toute la fourberie de ses adeptes, il y avait néanmoins un risque qu’elle aboutisse un jour pour vrai. Il est temps de mentionner ici qu’en plus d’être le plus brillant mécanicien de son époque et un alchimiste célèbre, Isaac Newton fut de 1770 jusqu’à sa mort en 1727 Directeur de la Monnaie pour la couronne britannique.

Ce n’est pas un hasard. Tout est dans tout.  

La civilisation baroque qui a donné naissance à la méthode scientifique fut aussi l’âge d’or de l’alchimie. Cela tient à un ensemble de raisons qui allaient alors merveilleusement bien ensemble et qu’on aurait aujourd’hui tendance à maintenir rigoureusement séparées. La culture baroque représentait un équilibre métastable entre la préservation inquiète d’une foi chrétienne héritée du Moyen-Âge et le développement accéléré d’une science en train de bouleverser tout l’univers de ces croyances. L’alchimie est le point culminant de cette civilisation et en incarne donc toute l’instabilité. Elle est le cœur matériel et spirituel de cette culture faite de transferts devenus pour nous étranges ou incompréhensibles entre le monde d’en haut et le monde d’en bas. Peu importe le crédit qu’on accorde ou non à l’hypothèse de Jung selon laquelle les alchimistes étaient en fait des méditants en quête spirituelle et se servant de leur opérations concrètes sur la matière pour mieux opérer inconsciemment et par analogie les mêmes opérations dans leurs esprits en quête d’immortalité. Les symboles alchimiques n’étaient peut-être pas des archétypes de l’inconscient collectif. Il n’en demeure pas moins que l’idée qu’il puisse y avoir des résonnances entre les deux mondes allait de soi à l’ère baroque, qu’on ait pensé ces résonnances en termes strictement chrétiens ou en termes plus dangereusement magiques plutôt qu’en termes psychanalytiques jungiens.

Or paradoxalement, si nous ne sommes plus baroques aujourd'hui, c’est parce que nous adhérons plus que jamais au seul principe premier de l’alchimie : tout n’est que variation d’une seule et unique matière-énergie éventuellement réunifiable à l’horizon expérimentalement inaccessible des supercordes de la physique contemporaine. Quand je dis nous, je ne parle évidemment de personne en particulier et n’assume aucunement que la pensée du monde universitaire occidental serait un référent universel. Je n’assume pas moins une lectrice ou un lecteur bouddhiste, tantriste, taoïste, chrétien, juif, musulman, chamaniste ou animiste que j’en espère un athée ou agnostique. Il suffit d'écouter partout autour de soi pour constater que presque personne n’adhère entièrement au modèle physicaliste de la pensée occidentale. Le religieux et le spirituel existent encore partout, mais à l’écart de la technologie et du pouvoir économique et politique partout où ils exercent la domination de leurs mécanismes de légitimation, qui atteignent jusqu’au cœur de ces mouvements militants eux-mêmes qui encore aujourd’hui se disent le plus souvent résolument matérialistes, croyant peut-être ainsi se libérer de la menace inverse d’un idéalisme associé au privilège de réfléchir trop à l’abri des inquiétudes bien matérielles du quotidien des opprimés. Comme si les opprimés ne rêvaient pas la nuit. 

Notre matière n’est plus magique. Elle n’est plus spirituelle non plus. Elle n’est même plus vivante. Sauf que depuis que la matière n’est plus vivante, même le vivant n’est plus aussi vivant qu’avant. Le matérialisme, c’est la mort comme horizon ultime de toutes les explications, même celle de la vie. C’est la vile transmutation d’une pensée qui fut toujours l’imaginante co-créatrice du monde en une pensée mécanisée d’exécuteurs testamentaires de l’être. On ne créera jamais de monde meilleur avec le matérialisme. Comme on dit, rien de nouveau sous le trou noir.

Je pose donc la question : et si tout n’était pas matière ?

Je vais dire ici clairement ce que je pense pour en reparler les prochaines fois le moins explicitement possible. Je parlais tantôt de Heidegger. Moi aussi je veux apprendre à repartir de l’être tout court. De l’être non qualifié. De l’être en tant qu’être. Mais je n’oserais jamais me croire capable de le penser en tant que tel. C’est là l’erreur philosophique. On ne peut pas penser l’être. Il refusera toujours de prendre comme une idole en or dans la tête trop dure de nos idées. Il ne se possède pas. Il ne s’enseigne pas. Il ouvre parfois des fenêtres en nous. Il s’imagine en nous et nous refait à son image. Il transforme la matière en rêve. C’est la seule transmutation qui m’intéresse. Et je crois sincèrement qu’elle est possible. Ce que j'avance ici semblera forcément faux, ou pire encore, not even wrong.

On doit cette expression célèbre à Wolfgang Pauli, un physicien parmi les fondateurs les plus déterminants de la mécanique quantique, à qui l’on doit le principe d’exclusion portant son nom et grâce auquel toute la chimie peut s’expliquer par la physique de ces électrons qui n’ont pas le droit de se reposer à plus de deux dans la même chambre de leur maison atomique. Reconnu pour son mauvais caractère, Pauli reprochait souvent aux réflexions de ses collègues et de ses étudiants de ne pas être assez claires ou sensées pour même être fausses. J’apprendrai peut-être à presque tout le monde ici que Pauli échangea une correspondance riche et soutenue avec nul autre que Carl Gustav Jung, qui fut un temps son analyste. Or c’est d’abord et avant tout à la lumière des théories pourtant scientifiquement suspectes de ce dernier, notamment en ce qui concerne l’inconscient collectif et les archétypes, que Pauli s’efforça longtemps de repenser les rapports entre la matière et la conscience. Il allait de soi pour lui – comme pour quiconque a le courage de s’arrêter un peu pour voir une véritable pensée émerger de cet imaginable qui n’est jamais tout à fait à soi – que le matérialisme, que le physicalisme se révélaient évidemment not even wrong.

Seulement je le répète, on ne peut pas penser l’imaginable en tant que tel. On ne peut pas le réduire à l’horizon aussi restreint que nécessaire du vrai ou faux. Bien au contraire, on peut seulement découvrir la pensée depuis ce lieu infiniment plus vaste et incommensurable qu’est l’imaginable. Or ce lieu vivant, ce lieu ni objectif ni subjectif échappe radicalement à l’opposition même entre le vrai et le faux. Ou entre le bien et le mal pour revenir à Nietzsche.

Et ce qui importe le plus quand on commence à comprendre cela, c’est de prendre toute la mesure du risque. C’est d’assumer la responsabilité éthique infinie d’une telle affirmation.

Il faut aussi penser, il faut aussi écrire cela.

Rembrandt, Le docteur Fautrieus (1952)






[1] Je m’appuierai surtout et sans le citer sur The Secrets of Alchemy, un ouvrage de Lawrence M. Principe publié en 2012 par The University of Chicago Press et présentant une synthèse particulièrement riche et convaincante de l’histoire de l’alchimie, qui y est d’abord et avant tout présentée comme une somme de savoirs empiriques aussi féconds que légitimes dans le contexte philosophique de leur époque, l’auteur étant notamment parvenu à reproduire en laboratoire plusieurs processus décrits dans des textes qui étaient longtemps passés pour impossibles à interpréter. Je n’ai pas les compétences chimiques et historiques pour juger dans le détail des différentes thèses soutenues dans cet ouvrage, mais l’a priori matérialiste de sa conception de l’alchimie, opposée en cela aux nombreuses interprétations plus psychologiques ou spirituelles qui en ont été faites depuis le XIXe siècle et qui ont culminé dans les ouvrages brillants mais historiquement discutables de Mircéa Éliade et Carl Gustav Jung, m’intéresse d’autant plus que j’assume entièrement le fait que mon propre rapport à une alchimie que je définis moi aussi en termes plutôt psychologiques ou spirituels est une récupération littéraire et non la poursuite légitime d’un art occulte et ancestral dont j’ignore encore presque tout.

[2] Michel de Certeau retrace soigneusement l’évolution rapide de ce terme et des textes qui s’en revendiquent dans La fable mystique. XVIe – XVIIe siècles (Paris, Gallimard, 1982).

[3] L’expression apparaît notamment dans Le crépuscule d'une idole. Nietzsche et la pensée fasciste de Laurent-Michel Vacher (Montréal, Liber, 2004). Je dois mentionner que Laurent-Michel Vacher (1944-2005), qui a enseigné au département de philosophie du Collège Ahuntsic où j’enseigne moi-même depuis 2006 au département de français et de lettres, fut donc pour ainsi dire mon collègue posthume. Or son livre aura bien vite été critiqué par Éric Méchoulan dans Le crépuscule des intellectuels. De la tyrannie de la clarté au délire d’interprétation (Montréal, Nota Bene, 2005), qui fut publié alors que j’étais doctorant sous sa supervision à l’Université de Montréal. Le « clair-obscur » qui donne son titre à cette partie de mon essai doit encore énormément au « crépuscule » de celui dont je fus trop brièvement l’élève et qui aura su néanmoins m’inculquer le sens du subtil et du baroque.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

scène conjugale

l'écart du polatouche

scopesthésie