nul ne sort d'ici sans thermomètre 3 - matières premières de l'alchimie
Et sicut omnes res fuerunt
ab uno, mediatione unius,
sic omnes res natae fuerunt
ab hac una re, adaptatione
Et comme toutes choses
furent
par l’un, par la médiation de l’un,
ainsi toutes choses furent nées
de cette chose une par adaptation
Hermès Trismégiste
Il est
temps d’expliciter un peu plus clairement le sens de cette tâche prétendument antiphilosophique que je me suis donnée ici en la présentant comme alchimie sans justifier l’emploi de ce
terme par mieux qu’une lecture trop personnelle et sympathisante de la belle
occasion qu’il aura trouvée de se réinventer chez Saint-Denys Garneau, mon seul
indispensable poète québécois. J’exagère évidemment en désavouant ainsi l’enracinement
national – ou provincial – de ma culture littéraire, mais pour paraphraser notre
Dany Laferrière international, s’il est vrai que la bibliothèque d’un écrivain
constitue sa seule véritable patrie, il sera facile de le constater en
venant chez moi : I’m not from around
here, sauf peut-être depuis que j’ai piqué son cours de littérature
québécoise à ma copine il y a quelques années.
Je
commencerai quand même par un autre détour. Je crois que l’écriture gagne presque
toujours à prendre certains risques. D’abord celui de ne pas viser dans le
mille, justement, celui de ne pas trop
chercher à décider où elle devrait aboutir. Mieux vaut perdre le temps qu’il
faut pour abandonner juste un petit peu ses plans et ses idées toutes faites. Laisser
prendre sans le secouer cet
impalpable silence qui ne demande qu’à se précipiter tout au fond de soi. Puis
constater sur le papier ou à l’écran toute la splendide bien que si lente gratuité
de ces épiphanies qu’on porte sans le savoir. Se relire avec la joie de
découvrir l’auteur prodigue qu’on avait exilé depuis avant les mots dans le plus
vaste que tout et dont la résonnance intime nous avait tant fait espérer un retour au foyer. C’est en réapprenant ainsi à écouter depuis son lointain en moi un vieil ami presque aphasique que j’ai pu faire la rencontre de l’écrivain
que je redeviens ici. Il en sait plus sur moi et sur le monde que j’habite
que ce que pourrait imaginer de mieux ce Philippe Labarre qui ignore presque
tout ce qui compte quand il s’expose au petit public de ses amis sur les
réseaux sociaux.
Quand
Proust, l’un de mes plus anciens compatriotes de bibliothèque, tenta dans son Contre Sainte-Beuve de se donner le
droit d’écrire en apprenant à ce trop brillant lecteur du monde qu’il était encore à mieux
distinguer l’homme de l’auteur, ou – pour mieux dire
aujourd’hui, l’homme ne comptant désormais et heureusement plus pour toute
l’humanité – le moi social du moi créateur, il ne fait pour moi aucun
doute que c’est ce qu’il avait à l’esprit
– un terme auquel on verra que je tiens même s’il est devenu insensé dans notre monde souvent
réduit aux seules dimensions étroitement spatiales des corps et de leurs langages – et
non l’abolition scolaire et presque surnaturellement abstraite du lien vivant
entre l’humain et le texte de son écriture, abolition qui laisse encore sa
marque sur notre débat esthétique et moral à propos de la littérature et de ses
péchés.
Je commence donc à réaliser que je visais d’autant plus juste que je ne savais pas trop ce que je faisais lorsque j’ai décidé de mettre au monde mes réflexions encore confuses et peut-être vouées à demeurer inactuelles en m’imposant les contractions et les respirations forcées d’une écriture que je situais d’emblée sous le signe obscur de l’alchimie. Je ne connaissais pleinement que le risque d’une telle proposition intellectuelle et littéraire. Difficile en effet de trouver un meilleur terme quand on veut se rendre infréquentable en dehors de ces cercles semi-déchus servant parfois de refuges presque hermétiquement clos à tant de nos justes désillusions devant l’optimisme cynique du progrès social et technologique. Seulement ces désillusions, l’obscurantisme illuminé du Nouvel Âge les soulage malheureusement bien mal.
Même
s’il a changé de forme à travers les âges, le soupçon pesant sur l’alchimie
n’est pas nouveau[1].
De la fin de l’Antiquité au Siècle des Lumières, l’alchimie a certes pu être
pratiquée sérieusement parce que l’on ne disposait pas encore des motifs
intellectuels suffisants pour rejeter en tant que tel l’art de la transmutation
des métaux. Il aura fallu pour cela que le XIXe siècle tardif invente
une véritable théorie atomique servant de fondement à notre chimie moderne et
scientifique, qui ne permet de « transmutations » qu’entre les différents composés
et non plus entre ces éléments eux-mêmes que sont tous les métaux. Mais le Grand Art
n’en fut pas moins durant toute son histoire vivante l’objet de reproches intellectuels,
moraux et politiques récurrents. Bien avant qu’on accuse l’alchimie d’être une
pseudoscience, bien avant qu’elle soit incorporée post mortem au vaste projet occultiste qui persistera à croître
à l’ombre du progrès tout au long des XIXe et XXe
siècles, on n’avait pas moins souvent et plus sérieusement encore critiqué l’obscurité
de son langage, le charlatanisme patent de nombre de ses adeptes ainsi que la
menace qu’un or potentiellement gratuit et presque illimité représentait pour
l’ordre économique, social et politique.
En m’improvisant
ici alchimiste, je ne risquais donc pas seulement de me voir fiché fou littéraire par une sociologie de la
littérature qui se chargerait éventuellement de me découvrir et de m’expliquer (un
peu à la façon dont le nazisme aura tout de même permis au grand public
allemand de découvrir l’art moderne en le lui expliquant comme dégénéré). Je ne me prétendais pas
seulement capable de transmuter symboliquement
en œuvre d’art et de chair le narcissisme qui me constitue et nous constitue
tous en tant qu’humains (je n’ai pas trouvé de meilleur plomb). J’avais aussi l’audace
délirante de me croire capable de transformer en qualités dignes d’être revendiquées
tous les travers anciennement reprochés à l’alchimie. Me rendre obscur pour me
révéler autrement clair. Passer pour imposteur pour mieux revendre à perte mes nouvelles
vérités perdues. Et faire peser sur l’ordre du monde l’immense « menace »
d’une inflation radicalement imaginaire.
Le clair-obscur des vérités gratuites
La
transmutation des métaux aura été depuis ses origines une activité pratiquée
dans l’ombre et le secret. En atteste le plus ancien ouvrage appartenant au
corpus alchimique grec, Φυσικά και Μυστικά, dont le papyrus daterait de la fin
du Ier siècle et fut longtemps attribué erronément à Démocrite lui-même,
le père de l’atomisme antique. On pourrait traduire assez littéralement ce
titre par Des choses physiques et
mystiques si ce n’était du fait que le sens qu’on donne à ce dernier terme
depuis le XVIe siècle[2]
nous porterait à croire qu’il y serait questions de choses naturelles et spirituelles.
Or on s’y intéresse à des pratiques très concrètement matérielles, mais devant rester secrètes,
c’est-à-dire à des techniques d’orfèvrerie et de teinture permettant de fondre,
d’allier et de colorer durablement les
différents métaux afin notamment de leur donner l’aspect de l’or.
Les
grands mystères de l’alchimie se réduiraient donc à l’origine à des secrets de
métier qu’il s’agissait surtout de protéger de la concurrence ou d’une
clientèle à bon escient méfiante. De là s’expliquent aussi bien les
nombreux soupçons pesant sur l’alchimie que les obscurités des textes alchimiques
eux-mêmes. Ils n’étaient pas censés être lus par tous et nombre de dispositifs langagiers
ou littéraires furent développées pour les obscurcir de telle sorte qu’ils ne
puissent être compris que par les adeptes en qui l’on pouvait faire confiance.
Parmi tous ces procédés d’obscurcissement, on retrouve notamment les Decknamen (noms couverts en allemand), ces innombrables termes ou expressions ésotériques pouvant
souvent varier dans un même texte et désignant des substances ou des opérations
que le lecteur devait parvenir à identifier soit par l’entremise d’un savoir
déjà acquis ailleurs, soit par son aptitude à raisonner de façon analogique ou
allégorique. C’est ainsi que l’expression mystérieuse et très chargée mytho-sexuellement
d’hermaphroditical body a pu désigner
chez Isaac Newton, dont l’œuvre alchimique est l’une des plus considérables de
l’ère moderne, et ce, selon un « raisonnement » dont les détails nous
égareraient assez vite, un simple alliage de fer et d’antimoine, version
remaniée du mariage plus vieux encore entre le soufre et le mercure qui devait
rendre possible la création de la pierre philosophale.
Il ne
faut pas se surprendre si je mentionne ici celui qu’on a aussi appelé le père de la
mécanique. Dans le monde concrètement matériel des alchimistes, la matière
elle-même n’en fut pas moins presque jamais pensée selon un modèle purement mécanique.
Et le mécanisme que les XVIIe et XVIIIe siècles ont mis
au point pour expliquer le mouvement des astres et des corps qui nous entourent
ne parviendra pas avant la fin du XIXe siècle à décrire avec succès ce
monde de l’infiniment petit qui est depuis toujours celui de la matière et qu’on redécouvrait alors –
pour la première fois au microscope – comme celui de la vie et non encore comme celui des billes et des ressorts. De
l’Antiquité jusqu’aux Lumières, en occident comme en orient, qu’elle ait théorisée
selon le modèle atomique de Démocrite ou selon le modèle substantiel d’Aristote,
la prima materia de l’alchimie fut
toujours pensée comme ultimement une et vivante, ce qu’exemplifiait assez bien cette
tendance depuis longtemps connue des métaux à croître dans le ventre de la terre. Une telle conception moniste et
vitaliste de la matière justifiait très raisonnablement la croyance selon
laquelle tout pouvait en principe être transmuté en tout. N’oublions pas qu’un
telle croyance, réinventée par la physique nucléaire du XXe siècle,
est encore celle de notre science la plus actuelle, même si l’athanor de l’alchimiste a été
remplacé en pratique par le réacteur et l’accélérateur du physicien – et le
ventre de la terre, par celui autrement plus brûlant et plus fécond des étoiles.
Dès
lors que les buts deviendront littéralement moins superficiels que celui de dorer
durablement du plomb, dès lors qu’il sera vraiment question de transmuter
littéralement les vils métaux en or, les alchimistes apprendront vite aussi à développer
de nouvelles techniques d’obscurcissement de leurs textes. Je ne suis certainement
pas seul à ne pas avoir reconnu toute l’étendue de ma dette littéraire à l’une
des plus inspirantes de ces techniques, qu’on doit à Abu Mūsā Jābir ibn Hayyān,
un alchimiste persan du VIIIe siècle qui développa la pratique
textuelle du tabdīd
al-‘ilm en s’assurant de fragmenter le joyau de son savoir pour en
disperser les milliers d’éclats aussi brillants qu’incomplets en autant de livrets
dont aucun ne devait jamais comporter de véritable vision de la totalité,
forçant ainsi les futurs disciples à s’en rendre maîtres par un long et pénible
labeur de méditation et d’expérimentation.
En
affirmant me revendiquer littérairement
de l’alchimie, je pense donc et désormais en premier lieu à cette pratique
d’une écriture où chaque fragment répondrait à tous les autres selon la vision inachevable
d’une vérité qui tout à la fois dépasserait le texte comme son origine
impossible, s’y inscrirait explicitement comme un manque à combler et demeurerait
néanmoins toujours immanente à celui-ci, à la façon dont le christianisme
représente la Sainte Trinité comme l’unité d’un Père transcendant depuis l'origine sa création, d’un Fils y œuvrant continuellement comme une promesse et
d’un Saint-Esprit habitant à jamais le moindre atome de ses vécus.
Je sens
que je redeviens ici obscur et allusif. Ou pire encore peut-être,
crypto-chrétien. Quand ça arrive je tiens si possible à le mentionner
immédiatement.
C’est ma façon à moi de ne pas rompre le fil de l’amour du prochain. Mon lecteur, mon frère. J’aime avouer
mes fautes. Je veux bien me rendre parfois obscur en ne disant pas tout. Mais je ne
voudrais jamais que mon obscurité elle-même passe pour de la profondeur. C'est pourquoi je
court-circuite l’éventualité. C’est une technique volontaire. C’est de la
littérature au sens péjoratif du terme (mes études littéraires ne seront jamais
parvenues à me faire vouer un culte au langage et à ses révélations). C’est
pour ne jamais dépasser mon lecteur que du fil complètement nul de ces fictions
que j’invente pour accueillir tous ces savoirs que j’aime et que je ne maîtrise
pas. C’est pour cela que je passe ainsi du coq à l’âne, que j’y mets du mien autobiographique,
que je joue au fantaisiste baroque en écrivant aussi méandreusement que je
pense. J’aurais peur sans tout cela qu’on me croit sur parole. Le genre de
vérités qui m’intéresse ici ne risque vraisemblablement pas d’être pris au
sérieux. Mais j’en remets quand même encore, juste au cas où.
Il
faut dire qu’une autre technique fréquente de l’écriture alchimique consista au contraire en l’adoption d’un ton grave et sérieux, d’un style initiatique, à
travers lequel on parle en maître à des disciples chargés de trouver un sens
profond à nos obscurités. Une telle posture a pu être nécessaire par le passé.
Mais elle m’effraie. Et c’est pourquoi je suis reconnaissant envers tous les
alchimistes qui ont pu passer peut-être même à tort pour des faussaires. Je
tiens moi aussi à ce qu’on me prenne sinon pour un authentique charlatan, du
moins comme quelqu’un de louche et incertain, qu’on lit uniquement parce qu’il
donne gratuitement, sans garantie,
des phrases belles ou vraies qu’il se trouve qu’on aime peut-être juste pour elles-mêmes. Rien
de plus aveuglant qu’une vérité de maître et de disciple. Rien de plus
suffocant qu’une profondeur qu’on croit sérieusement comprendre. Ou qu’une
belle méprise en laquelle on espère dur comme fer. Cela aussi on peut le cacher
avec l’obscurité d’un style initiatique et « alchimique ».
Nul
besoin de revenir ici sur l’obscurité et le proto-fascisme[3]
d’un Nietzsche qui a certes sans le vouloir, mais non sans être responsable de
ce que sa pensée avait parfois de si brillamment faux, inspiré en Hitler un
esprit beaucoup moins subtil et courageux que le sien. Je dois assez peu à
celui qui a cru bon de philosopher à
coups de marteaux, sinon la chance d’avoir traversé l’épreuve de l’avoir lu
sans ecchymoses et de m’en trouver tout de même un peu grandi. Was uns nicht umbringt, macht uns stärker.
Mais il me faudra revenir assez vite sur le nazisme de Heidegger, un autre
penseur s’exprimant trop souvent dans le jargon de l'authenticité de révélations obscurément autoritaires. Or Heidegger fut un bien rusé lecteur – et néanmoins le plus indigne dépositaire – de vérités
qui vues de loin ressemblent vaguement aux miennes. À ce que je sache ni l’un
ni l’autre ne se sont heureusement jamais revendiqués de l’alchimie.
Mais
il est vrai que mes vérités à moi aussi sont dangereuses.
L’ultime transmutation de la matière
L’ultime
danger qu’aura représenté l’alchimie à l’époque où l’on a pu y croire
sérieusement résidait dans son but suprême lui-même, la transmutation des vils métaux
en or. En un contexte d’économie précapitaliste ou proto-capitaliste, à une
époque où le souverain ne parvenait à contrôler les crises économiques
qu’à l’aide de mécanismes aux conséquences inflationnistes souvent désastreuses,
difficile d’imaginer de mécanisme inflationniste plus ruineux pour le pouvoir
souverain que la transmutation démocratique du plomb en or. Difficile donc d’imaginer pire
séditieux que l’alchimiste véritable. Si on a longtemps craint l’alchimie,
c’est parce qu’on a cru que malgré toute l’obscurité de son langage et toute la
fourberie de ses adeptes, il y avait néanmoins un risque qu’elle aboutisse un
jour pour vrai. Il est temps de mentionner ici qu’en plus d’être le plus brillant
mécanicien de son époque et un alchimiste célèbre, Isaac Newton fut de 1770 jusqu’à sa
mort en 1727 Directeur de la Monnaie pour la couronne britannique.
Ce
n’est pas un hasard. Tout est dans tout.
La
civilisation baroque qui a donné naissance à la méthode scientifique fut aussi
l’âge d’or de l’alchimie. Cela tient à un ensemble de raisons qui allaient alors
merveilleusement bien ensemble et qu’on aurait aujourd’hui tendance à maintenir
rigoureusement séparées. La culture baroque représentait un équilibre
métastable entre la préservation inquiète d’une foi chrétienne héritée du
Moyen-Âge et le développement accéléré d’une science en train de bouleverser tout
l’univers de ces croyances. L’alchimie est le point culminant de cette
civilisation et en incarne donc toute l’instabilité. Elle est le cœur matériel
et spirituel de cette culture faite de transferts devenus pour nous étranges ou
incompréhensibles entre le monde d’en haut et le monde d’en bas. Peu importe le
crédit qu’on accorde ou non à l’hypothèse de Jung selon laquelle les
alchimistes étaient en fait des méditants en quête spirituelle et se servant de
leur opérations concrètes sur la matière pour mieux opérer inconsciemment et
par analogie les mêmes opérations dans leurs esprits en quête d’immortalité. Les
symboles alchimiques n’étaient peut-être pas des archétypes de l’inconscient collectif. Il
n’en demeure pas moins que l’idée qu’il puisse y avoir des résonnances entre
les deux mondes allait de soi à l’ère baroque, qu’on ait pensé ces résonnances
en termes strictement chrétiens ou en termes plus dangereusement magiques
plutôt qu’en termes psychanalytiques jungiens.
Or paradoxalement,
si nous ne sommes plus baroques aujourd'hui, c’est parce que nous adhérons plus que jamais
au seul principe premier de l’alchimie : tout n’est que variation d’une
seule et unique matière-énergie éventuellement réunifiable à l’horizon
expérimentalement inaccessible des supercordes de la physique contemporaine. Quand
je dis nous, je ne parle évidemment de
personne en particulier et n’assume aucunement que la pensée du monde
universitaire occidental serait un référent universel. Je n’assume pas moins une
lectrice ou un lecteur bouddhiste, tantriste, taoïste, chrétien, juif,
musulman, chamaniste ou animiste que j’en espère un athée ou agnostique. Il suffit
d'écouter partout autour de soi pour constater que presque personne n’adhère
entièrement au modèle physicaliste de la pensée occidentale. Le religieux et le
spirituel existent encore partout, mais à l’écart de la technologie et du
pouvoir économique et politique partout où ils exercent la domination de leurs mécanismes de légitimation, qui atteignent jusqu’au cœur de ces mouvements
militants eux-mêmes qui encore aujourd’hui se disent le plus souvent résolument
matérialistes, croyant peut-être ainsi se libérer de la menace inverse d’un
idéalisme associé au privilège de réfléchir trop à l’abri des inquiétudes bien
matérielles du quotidien des opprimés. Comme si les opprimés ne rêvaient pas la nuit.
Notre
matière n’est plus magique. Elle n’est plus spirituelle non plus. Elle n’est
même plus vivante. Sauf que depuis que la matière n’est plus vivante, même le vivant n’est
plus aussi vivant qu’avant. Le matérialisme, c’est la mort comme horizon ultime
de toutes les explications, même celle de la vie. C’est la vile transmutation d’une
pensée qui fut toujours l’imaginante co-créatrice du monde en une pensée mécanisée
d’exécuteurs testamentaires de l’être. On ne créera jamais de monde meilleur avec
le matérialisme. Comme on dit, rien de nouveau sous le trou noir.
Je
pose donc la question : et si tout n’était pas matière ?
Je
vais dire ici clairement ce que je pense pour en reparler les prochaines fois le
moins explicitement possible. Je parlais tantôt de Heidegger. Moi
aussi je veux apprendre à repartir de l’être tout court. De l’être non
qualifié. De l’être en tant qu’être. Mais je n’oserais jamais me croire capable
de le penser en tant que tel. C’est là l’erreur philosophique. On ne peut pas
penser l’être. Il refusera toujours de prendre
comme une idole en or dans la tête trop dure de nos idées. Il ne se possède
pas. Il ne s’enseigne pas. Il ouvre parfois des fenêtres en nous. Il s’imagine
en nous et nous refait à son image. Il transforme la matière en rêve. C’est la
seule transmutation qui m’intéresse. Et je crois sincèrement qu’elle est
possible. Ce que j'avance ici semblera forcément faux, ou pire encore, not even wrong.
On
doit cette expression célèbre à Wolfgang Pauli, un physicien parmi les
fondateurs les plus déterminants de la mécanique quantique, à qui l’on doit le
principe d’exclusion portant son nom et grâce auquel toute la chimie peut s’expliquer
par la physique de ces électrons qui n’ont pas le droit de se reposer à plus de
deux dans la même chambre de leur maison atomique. Reconnu pour son mauvais caractère, Pauli
reprochait souvent aux réflexions de ses collègues et de ses étudiants de ne
pas être assez claires ou sensées pour même être fausses. J’apprendrai peut-être à presque
tout le monde ici que Pauli échangea une correspondance riche et soutenue avec nul autre que Carl Gustav Jung, qui fut un temps son analyste. Or c’est d’abord et avant tout
à la lumière des théories pourtant scientifiquement suspectes de ce dernier,
notamment en ce qui concerne l’inconscient collectif et les archétypes, que
Pauli s’efforça longtemps de repenser les rapports entre la matière et la
conscience. Il allait de soi pour lui – comme pour quiconque a le courage de
s’arrêter un peu pour voir une véritable pensée émerger de cet imaginable qui
n’est jamais tout à fait à soi – que le matérialisme, que le physicalisme se
révélaient évidemment not even wrong.
Seulement je le répète, on ne peut pas penser l’imaginable en tant que tel. On ne peut pas le réduire à
l’horizon aussi restreint que nécessaire du vrai ou faux. Bien au contraire, on
peut seulement découvrir la pensée depuis ce lieu infiniment plus vaste et
incommensurable qu’est l’imaginable. Or ce lieu vivant, ce lieu ni objectif ni subjectif
échappe radicalement à l’opposition même entre le vrai et le faux. Ou entre le
bien et le mal pour revenir à Nietzsche.
Et
ce qui importe le plus quand on commence à comprendre cela, c’est de prendre
toute la mesure du risque. C’est d’assumer la responsabilité éthique infinie d’une
telle affirmation.
Il faut aussi penser, il faut aussi écrire cela.
![]() |
Rembrandt, Le docteur Fautrieus (1952) |
[1] Je m’appuierai surtout et sans le citer sur The Secrets of Alchemy, un ouvrage de Lawrence M. Principe publié en 2012 par The University of Chicago Press et présentant une synthèse particulièrement riche et convaincante de l’histoire de l’alchimie, qui y est d’abord et avant tout présentée comme une somme de savoirs empiriques aussi féconds que légitimes dans le contexte philosophique de leur époque, l’auteur étant notamment parvenu à reproduire en laboratoire plusieurs processus décrits dans des textes qui étaient longtemps passés pour impossibles à interpréter. Je n’ai pas les compétences chimiques et historiques pour juger dans le détail des différentes thèses soutenues dans cet ouvrage, mais l’a priori matérialiste de sa conception de l’alchimie, opposée en cela aux nombreuses interprétations plus psychologiques ou spirituelles qui en ont été faites depuis le XIXe siècle et qui ont culminé dans les ouvrages brillants mais historiquement discutables de Mircéa Éliade et Carl Gustav Jung, m’intéresse d’autant plus que j’assume entièrement le fait que mon propre rapport à une alchimie que je définis moi aussi en termes plutôt psychologiques ou spirituels est une récupération littéraire et non la poursuite légitime d’un art occulte et ancestral dont j’ignore encore presque tout.
[2]
Michel de Certeau retrace soigneusement l’évolution rapide de ce terme et des
textes qui s’en revendiquent dans La fable
mystique. XVIe – XVIIe siècles (Paris, Gallimard,
1982).
[3] L’expression apparaît notamment dans Le crépuscule d'une idole. Nietzsche et la pensée fasciste de Laurent-Michel Vacher (Montréal, Liber, 2004). Je dois mentionner que Laurent-Michel Vacher (1944-2005), qui a enseigné au département de philosophie du Collège Ahuntsic où j’enseigne moi-même depuis 2006 au département de français et de lettres, fut donc pour ainsi dire mon collègue posthume. Or son livre aura bien vite été critiqué par Éric Méchoulan dans Le crépuscule des intellectuels. De la tyrannie de la clarté au délire d’interprétation (Montréal, Nota Bene, 2005), qui fut publié alors que j’étais doctorant sous sa supervision à l’Université de Montréal. Le « clair-obscur » qui donne son titre à cette partie de mon essai doit encore énormément au « crépuscule » de celui dont je fus trop brièvement l’élève et qui aura su néanmoins m’inculquer le sens du subtil et du baroque.
Commentaires
Enregistrer un commentaire