nul ne sort d’ici sans thermomètre 2 - problématique et alchimie de l’étoile
A-t-on le droit de
faire la nuit
Nuit sur le monde et sur notre cœur
Pour une étincelle
Hector de Saint-Denys Garneau, Regards et jeux dans l’espace
trois vers tombés de haut
Avant
même de les (re)lire pour une première fois je ne me souviens plus quand, j’avais
peut-être déjà éprouvé inconsciemment l’effet de ces vers tant ils ont souvent dû
descendre, du haut de l’immense sculpture murale en céramique où on les aura inscrits comme sur un firmament, pour venir me chatouiller de leurs rayons mystérieux
chaque fois qu’il m’a fallu attendre sur la rampe de métro de la station
Crémazie en rentrant du travail.
La
sculpture, c’est celle de Georges Lauda et Paul Pannier, inaugurée en 1968 et
intitulée Poète dans l’univers. Outre ces vers tirés de Faction
– c’est à une lecture de ce poème singulièrement hermétique de Regards et jeux dans l’espace que cet
essai sera essentiellement consacré – on peut y lire ces trois alexandrins un
peu ronflants tirés des Morts d'Octave Crémazie :
Tous ceux dont le cœur pur
n'écoute sur la terre
Que les échos du ciel, qui rendent moins amère
La douloureuse voie où l'homme doit marcher
On sera peut-être plus familiers de ces deux alexandrins au rythme langoureux, tirés du Clair de lune intellectuel de
Nelligan :
Ma pensée est couleur de lumières
lointaines
Du fond de quelque crypte aux vagues profondeurs
En
associant dans une même composition ces trois fragments poétiques évoquant tous le ciel ou le
lointain, des masques en fer représentant les trois auteurs ainsi
que des symboles du zodiaque et des planètes, le tout selon une plastique où les
courbes coniques et des couleurs comme le bleu, le noir, le blanc, le rouge et
l’orangé sont censées rappeler des corps, des trajectoires célestes, les deux
artistes auraient cherché à représenter l’esprit
poétique dans le cosmos. Aussi fascinantes que puissent paraître ces associations pour quiconque cherche comme je le fais ici à évoquer les mêmes non-choses, je
ne dirai rien d’autre de cette œuvre d’art public que la vie m’a imposée tel un
mauvais signe astrologique et que je n’ai jamais aimée tant elle me semble esthétiquement,
sémantiquement surchargée, surdéterminée. Je ne parlerai donc pas de cette
sculpture qui ne m’a jamais parlé et où seuls les trois vers de Saint-Denys
Garneau me semblent aussi mystérieux que ce qu’on a cherché à évoquer.
On
peut en effet trop facilement reconnaître et situer l’élan moral et religieux
des vers de Crémazie, de même que l’apitoiement mélancolique et gothique de
ceux de Nelligan, mais que nous disent ceux de Saint-Denys Garneau ? Quelle
est cette étincelle pour laquelle on se serait donné le droit de faire la nuit
sur le monde ? Et surtout de quelle nuit est-il question ?
C’est
dans leur recueil que les vers de Garneau scintillent de leur plus belle
lumière. Or ils y apparaissent dans une première strophe non moins
mystérieuse :
On a décidé de faire la nuit
Pour une étoile problématique
A-t-on le droit de faire la nuit
Nuit sur le monde et sur notre cœur
Pour une étincelle
Luira-t-elle
Dans le ciel immense désert
Lorsque
je tente d’expliquer ce poème à mes étudiants, j’insiste toujours sur le choix
du mot problématique. Un terme
théorique, intellectuel, voire scientifique, illustrant parfaitement ce besoin
qu’a éprouvé l’auteur de Regards et jeux
dans l’espace d’y employer une langue aussi peu conventionnellement – et
malgré cela aussi – poétique que possible. Qu’est-ce qu’une étoile peut bien
avoir de problématique ? Les deux autres strophes du poème, sur lesquelles nous
devrons revenir tantôt, ne feront qu’épaissir le mystère. Mais cette étoile
étant déjà associée ici à une étincelle
dont il n’est pas certain qu’elle luira,
on peut supposer que le caractère problématique de l’étoile
relèverait de son intangibilité, de sa fugitivité et de son éventuelle
invisibilité, trois traits d’autant plus problématiques qu’ils paraîtront forcément
paradoxaux à un lecteur qui en saurait un minimum scientifique sur les étoiles –
et qui ne mesurerait pas tout à l’aune de la seule éternité.
ce qui tient à peine au ciel
Pour
mieux commencer à nous familiariser avec ces paradoxes, il faut retourner presque
au commencement et relire l’un des poèmes les plus célèbres et les plus
commentés de tout le recueil, soit le deuxième, intitulé Le jeu :
Un enfant est en train de bâtir
un village
C’est une ville, un compté
Et qui sait
Tantôt,
l’univers.
Il
faut retourner dans la chambre où joue cet enfant bien vite promu démiurge d’un
univers où l’on verra tantôt l’étoile
de Garneau faire sa première apparition – la seule dans tout le recueil avant Faction, et il n’y en aura pas d’autre
ensuite. Cet univers aura d’abord été marqué dès le premier vers par l’interdit
de l’adulte :
Ne me dérangez pas je suis profondément occupé
En amorçant
aussi brusquement son poème – on ne sait pas encore qui parle à qui et le mode
impératif instaure une relation d’autorité entre ces figures pour
l’instant inconnues – Garneau espérait sûrement, non sans un espiègle plaisir, que le lecteur se
trompe en croyant lire dans cet interdit celui de l’adulte trop occupé et
ne souhaitant pas être dérangé par des enfants tapageurs. C’était pour mieux
surprendre ce lecteur en lui faisant réaliser rétroactivement que c’est dans
son poème au tour de l’enfant d'expliquer à l’adulte qu’il est occupé par des
choses trop profondes pour ce dernier,
qu’une trop grande expérience du monde réel aura rendu incapable de voir
l’invisible. C’est pourquoi l’avertissement est reformulé ainsi quelques
strophes plus tard :
Et surtout n’allez pas mettre un
pied dans la chambre
On ne sait jamais ce qui peut être dans ce coin
Et si vous n’allez pas écraser la plus chère
des
fleurs invisibles
Plus
encore qu’avec ces cubes, cette planche ou tel paquet de cartes
sur le tapis de sa chambre – les
démonstratifs employés un peu partout dans ce poème nous rappellent à chaque fois la
présence presque tangible d’un jeu qui nous est d’autant plus interdit qu’on
nous en parle comme si nous y étions –, c’est avec ce qu’il y a de plus cher, c’est avec cet invisible qu’il est encore capable de
cultiver pour le faire fleurir que joue l’enfant. Un invisible trop délicat pour
résister à la lourdeur du pas de l’adulte. Or c’est pour conclure la série d’avertissements visant ce dernier que Garneau introduit son étoile
intangible :
Une
tendre chiquenaude
Et l’étoile
Qui se balançait sans
prendre garde
Au bout d’un fil trop ténu
de lumière
Tombe dans l’eau et fait des
ronds
L’étoile,
plus délicate encore que la fleur – et comme celle-ci une fantaisie de
l’enfant – demeure invisible à l'adulte qui ne saura voir que la
matérialité de la chambre de jeu. Or comme elle se balance attachée au
firmament du plafond par un fil trop ténu
de lumière, elle demeure donc trop occupée par ce qu’elle fait là-haut pour prendre garde à ce qui se passe ici-bas.
Et c’est pourquoi elle risque à tout moment de tomber. Ici-bas, le geste le plus tendre et le mieux intentionné demeure toujours un geste
destructeur.
Cette
attirance du regard pour ce qui repose là-haut, pour ce qui demeure en
suspension dans l’espace – anticipons un peu : pour tout ce qu’attirerait
une gravité céleste plutôt que terrestre – demeurera l’affect constitutif de la
subjectivité du poète tout au long du recueil. C’est un affect qui s'exprimait déjà
dans le poème liminaire, où le poète, s’identifiant d’emblée à un
enfant, demandait à son lecteur – l’adulte – de ne pas le forcer à demeurer assis
sur place à la maison – anticipons encore : dans l’immobilité parménidienne
de l’être – et de le laisser plutôt jouer dehors au-dessus de ces eaux
héraclitéennes où l’on ne se baigne jamais
deux fois :
Mais laissez-moi traverser le
torrent sur les roches
Par bonds quitter cette chose pour celle-là
Je trouve l’équilibre impondérable entre les deux
C’est là sans appui que je me repose
Si
Garneau refuse de s’arrêter sur les
roches ou de prendre position sur les
choses, ce n’est pas tant pour plonger dans le flux perpétuel du torrent – et l’irrationalité du devenir
– que pour se donner un instant de repos aussi extatique qu’éphémère dans
l’entre-deux, dans la grâce impondérable – autrement dit imprévisible et,
étymologiquement, dépourvue de poids ou de mesure – de cet équilibre précaire entre
ciel et terre que le poète ne peut expérimenter que pour un instant, au sommet
de la trajectoire dessinée par son saut, avant de retomber éventuellement sur terre
– ou bien dans l’eau. Les figures de l’attachement au ciel ou de ce qui tient à
plus haut que soi deviennent donc rassurantes, incarnent autant de liens
privilégiés qu’on ne veut pas perdre, mais que menacent toujours la gravité
terrestre. C’est ce qu’exprime aussi cette strophe du Jeu où la feuille – qui tient à l’arbre par le fil ténu de son
pétiole – vient se substituer à l’étoile dans le double regard de l’enfant capable à la fois de se moquer du visible terrestre et de s’attacher à
l’invisible céleste :
Et pourtant dans son œil gauche
quand le droit rit
Une gravité de l’autre monde s’attache à la feuille
d’un arbre
Comme si cela pouvait avoir une grande importance
Avait autant de poids dans sa balance
Que la guerre d’Éthiopie
Dans celle de l’Angleterre
Seulement on voit ici que la gravité en vient à s’incarner dans cette figure par excellence du monde adulte et de ces dures réalités terrestres qui ont tant ravagé la modernité durant la première moitié du XXe siècle : la guerre, l’impérialisme.
Retenons pour le moment que les jeux d’enfants finissent toujours soit par être
interrompus, soit par se transformer en jeux d’adultes.
l’apocalypse selon Saint-Denys
Il
faut garder à l’esprit les leçons inaugurales du recueil lorsqu’on lit Faction, puisque l’étoile problématique, sans perdre son lien privilégié au ciel – et sans
perdre cette intangibilité, cette fugitivité et cette invisibilité que nous
avions cru deviner dans la figure de l’étincelle et qui se sont confirmées dans
notre lecture des tous premiers poèmes – y devient néanmoins un motif de destruction
d’une portée – et exprimée dans un langage – apocalyptiques :
On a décidé de faire la nuit
pour sa part
De lâcher la nuit sur la terre
Quand on sait ce que c'est
Quelle bête c'est
Quand on a connu quel désert
Elle fait à nos yeux sur son passage
La nuit devient dans cette deuxième strophe de notre poème une bête qu’on a lâchée sur la terre, faisant partout – plutôt que ces ronds dans l’eau qui paraîtront maintenant inoffensifs – quelque désert sur son passage. L’emploi même du mot bête – on retrouve ce mot près de soixante fois dans l’apocalypse selon Saint Jean, une œuvre non moins politique que religieuse dès lors qu’on considère qu’elle a été écrite dans le contexte des relations tendues entre l’Empire romain et la Judée durant la deuxième moitié du premier siècle après J.-C. – nous amène donc à nous redemander ce que peut représenter cette nuit prophétique dans l’univers politique de Saint-Denys Garneau. On sait maintenant pour avoir lu Le jeu que ce qui a le plus de poids dans la balance de l’adulte, c’est la guerre. Peu importe le caractère intimiste du recueil et la distance au monde qu'implique la notion même de jeu dans l’espace, Saint-Denys Garneau, sachant ce qui agite le monde au moment de publier son recueil en 1937, ne pouvait pas se permettre d’y occulter entièrement les grandes préoccupations de son temps.
Il importera ultimement peu de savoir si c’est vraiment la guerre que cette nuit sur le monde et sur notre cœur désigne dans ce poème. Ce qui compte ici, c’est que la nuit est une catastrophe à la fois individuelle et collective, et que si c’est pour une étoile qu’on avait décidé de la faire dans la première strophe, c’est désormais pour sa part qu’on a décidé de la faire dans cette deuxième strophe. Ce parallélisme nous force à considérer l’étoile comme d’autant plus problématique qu’elle est désormais devenue figure de l’égoïsme, de l’avidité ou de la partisannerie, trois causes morales de la guerre – ou de cette catastrophe plus générale – symbolisée par la nuit. C’est ce qui ressort le plus manifestement de la troisième et dernière strophe du poème :
On a décidé de lâcher la nuit sur
la terre
Quand on sait ce que c'est
Et de prendre sa faction solitaire
Pour une étoile
encore qui n'est pas sûre
Qui sera peut-être une étoile filante
Ou bien le faux éclair d'une illusion
Dans la caverne que creusent en nous
Nos avides prunelles
Le terme de faction comporte deux significations résonnant intimement dans ce poème où le titre lui-même consiste en ce seul mot. On sait communément qu’une faction, c’est un sous-groupe cherchant à renverser l’ordre politique, à diviser une collectivité. Mais prendre faction, c’est exercer une surveillance armée sur un espace que l’on protège de l’ennemi. Or puisqu’ici la faction est solitaire, chacun en est arrivé à défendre son petit espace à soi dans une guerre de tous contre tous. Et c’est à nouveau pour une étoile qui n’est pas sûre et qui sera peut-être une étoile filante que cette guerre universelle est déclarée.
Maintenant
que le monde adulte joue avec elle, il se passe quelque chose de mal avec cette
étoile intangible et invisible qui incarnait pourtant, tel le plus beau et le
plus fragile des idéaux, l’attachement de l’enfant ou du poète à ce qui repose là-haut. Le poème s’achevant sur
une énigme philosophique où l’étoile finit par être comparée au faux éclair d’une illusion, il devient tentant d’identifier les unes aux autres toutes
ces figures d’une transcendance dans la rigidité de l’être que sont le
firmament, le plafond de la chambre et cette caverne de nos prunelles où ne sauraient paraître, selon l’allégorie
platonicienne, que les faux reflets
des formes idéales.
Le problème de l’étoile, c’est le problème de l’idéal et de ce qu’on en fait selon qu’on porte sur lui le regard contemplatif du poète et de l’enfant ou celui du philosophe et de l’adulte qui brisent les liens vivants entre les choses de là-haut comme d’ici-bas pour se les approprier. C’est parce que nous sommes adultes que nos avides prunelles ont pris cette faction qui est devenue notre seul rapport possible à l’étoile dès lors qu’on n’arrive plus à se contenter de la contempler, dès lors qu’on n’arrive plus à la recevoir avec cet œil gauche qui est seul capable de s’attacher aux choses invisibles, aux choses de l’autre monde.
Que l’idéal soit individuel ou collectif, éthique ou politique, esthétique ou économique – on dit que des milliers d'étoiles seraient visibles à l’œil nu : il n’y a pas de limites à ce dont on peut rêver – le regard adulte a toujours été tenté de s’approprier ce qui devait demeurer fugitif, intangible et invisible, soit pour en faire telle idée fixe de tel système philosophique qui se voudrait plus parfaitement rigide que tel autre, soit plus catastrophiquement pour le transformer en cause finale d’une idéologie cherchant à le convertir en seule et unique ultime réalité terrestre, en patrimoine à surveiller, à défendre et à accroître coûte que coûte, quitte à faire la nuit dans un ciel désormais dépourvu de toute autre étoile que celle que chacun aura élue pour sa part comme seule qui pèse dans la balance, quitte à faire de la terre aussi un immense désert.
d’une transformation à l’autre
C’est
à la toute fin du Jeu que Garneau
nous montre le regard de l’enfant sur le point de se transformer en regard
adulte. Alors qu’il vient juste d’évoquer le poids de la guerre dans la balance
de ce dernier, Garneau s’adresse maintenant pour une première fois à nous tous en même temps, adultes et
enfants, mais d’une façon qui finira par se révéler ambigüe :
Nous ne sommes
pas des comptables
Si
le comptable est précisément cet adulte capable de calculer puis de dresser le
tableau complet des flots de valeurs constituant la part de ses clients, s’il est à la fois le maître et le serviteur
de toutes ces choses moins idéales et plus terrestres pouvant devenir – depuis
bien plus longtemps que l’étoile – l’objet de notre avidité, il n’en demeure
pas moins que nous tous, adultes ou enfants, ne sommes pas des comptables. Or la fin du poème semble
contredire immédiatement l’optimisme universel de ce rappel :
Tout le monde
peut voir une piastre de papier vert
Mais qui peut voir au travers
si ce n’est un enfant
Qui peut comme lui voir au travers en toute liberté
Sans que du tout la piastre l’empêche
ni ses limites
Ni sa valeur d’une seule piastre
Mais il voit par cette vitrine de
milliers de jouets
merveilleux
Et n’a pas envie
de choisir parmi ces trésors
Ni désir ni nécessité
Lui
Mais ses yeux sont grands pour tout prendre.
Il semble qu’il y ait peu d’espoir pour l’adulte, qu’on met deux fois au défi d'oser prétendre qu'il peut voir comme l’enfant. Loin de lui montrer à envisager le monde comme cet enfant capable de voir l’invisible même à travers la plus tangible des piastres, cet enfant qui préfère encore jouir de milliers de jouets merveilleux – et donc imaginaires – plutôt que s’approprier le seul qu’il puisse se payer réellement avec une seule piastre, Garneau insiste plutôt sur sa différence avec l’enfant qui, Lui – ce vers d’un seul mot pèse bien lourd – est encore libre du désir et de la nécessité de choisir.
Seulement le poème s’achève sur cet instant irrésolu. Le regard restera celui de l’enfant tant qu’il parviendra à demeurer grand ouvert pour tout prendre, mais sans tout prendre. Le prochain geste appartient à l’adulte, deviendra celui de l’adulte dès que les yeux se refermeront sur leur objet pour devenir avides prunelles. L’enfant est toujours déjà adulte en devenir. Y a-t-il de l’espoir pour ces comptables et ces factieux que nous semblons condamnés à devenir et à demeurer ?
La
trajectoire de Regards et jeux dans
l’espace peut faire penser à l’un de ces bonds entre deux roches
évoqués dans le poème liminaire. On sort de l’univers clos de sa chambre (sections «
Jeux » et « Enfants ») pour aller jouer et s’envoler dehors (sections «
Esquisses en plein air » et « Deux paysages ») avant de retomber sur une terre
désormais assombrie, marquée par le conflit et la détresse (sections « De gris
en plus noir », « Faction » et « Sans titre »). Si le seul salut durable ne
passe que par l’extase éternelle d’un retour définitif au ciel, il semble bien
qu’il n’y ait rien à espérer sur la terre. C’est ce que semble indiquer
l’avant-dernier poème, Cage d’oiseau,
où la mort devient cette véritable vie ailée de cette âme qui attend patiemment
dans le cœur du poète le moment de sa libération. Dans la perspective de
Garneau, la vie sur terre ne semble en effet supportable qu’en ces trop brefs instants de
silence et de communion où l’on redevient l’enfant capable de s’envoler au ciel pour jouer avec
les étoiles, mais comme Faction nous
l’a montré, tout effort visant à ramener durablement l’étoile sur terre mène à
la catastrophe.
Le
denier poème du recueil, Accompagnement,
semble toutefois esquisser une solution. Si la transformation de l’enfant en
adulte semble inévitable, il y aurait peut-être une deuxième transformation possible. Dans cet ultime poème, la tension des rapports
entre le ciel et la terre promet de se résoudre en deux activités, la marche et la danse, qui jouent
horizontalement de cette tension plutôt que d’essayer de la résoudre verticalement soit en élévation
au ciel, soit en chute sur la terre. Or si Saint-Denys Garneau s'y montre
encore bien incapable de danser et de marcher dans les mêmes pas que cette joie terrestre
qui lui échappera – ou de cette paix terrestre qui nous échappera – tant que l'autre transformation n’aura pas eu lieu, cette dernière n’en est
pas moins nommée, souhaitée et entamée :
Mais je machine
en secret des échanges
Par toutes sortes d’opérations, des alchimies,
Par des transfusions de sang
Des déménagements d’atomes
par
des jeux d’équilibre
Il ne faut pas se surprendre si le vocabulaire scientifique et technique de ce qui machine, si la langue moderne des opérations, des transfusions de sang et des déménagements d’atomes côtoie ici le jargon infiniment plus archaïque du secret et des alchimies. Plus que jamais, nous vivons en un monde qui a misé presque tout ce qui subsistait de son antique foi au ciel sur une science démiurgique, sur une technique – notre nuit à nous – cherchant à recréer sur terre le paradis perdu des enfances heureuses, alors qu'on sait maintenant ce que c'est, alors qu'on sait de toute notre science elle-même quel désert elle fait à nos yeux sur son passage.
Peut-être que seule une technique explicitement à rebours d’une science qu’il ne s’agit pas de remettre en question, bien au contraire, peut-être que seule une alchimie qui saurait se montrer à la hauteur des différents savoirs de notre présent nous permettra de transformer nos cœurs pour qu’ils deviennent enfin promesses vraiment tenues d’une réconciliation vécue entre le ciel et la terre.
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