nul ne sort d’ici sans thermomètre 1 : le malaise dans la philosophie
le rien d’une offrande
en forme d’oiseau
Guillaume Asselin, Bunkers
La formule servant de sous-titre à ce blogue devrait rappeler l’inscription à l’entrée de l’Académie de Platon, habituellement traduite ainsi :
[Que] nul n’entre ici s’il n’est géomètre.
Autrement
dit et selon la plupart des entrées en
matière, la philosophie, en tant que pensée de l’être, [devrait] demeure[r]
hors d’atteinte pour quiconque n’aurait pas bénéficié d’une rigoureuse propédeutique
logico-mathématique. Elle [devrait] demeure[r] hors d’atteinte pour quiconque n’aurait
pas désappris les confusions mythologisantes du langage naturel pour s’élever de soi-même à la clarté sans
ombre d’une logique dépourvue de paradoxes ou d’ambiguïtés.
Le
malaise étant toujours fondateur en philosophie, on constate néanmoins que la
phrase devant marquer l’exclusion de l’ambiguïté est elle-même ambiguë, mes
crochets typographiques servant à mieux indiquer comment cette phrase peut tout
aussi bien être lue comme un énoncé de fait que comme un avertissement, deux
actes de langage ici logiquement incompatibles – la preuve est laissée en
exercice...
Il vaut la peine d’approfondir ce constat de malaise en reproduisant la première attestation écrite et intégrale de la formule platonicienne. Le texte original étant perdu, elle n’apparait qu’au Ier ou IIe siècle ap. J.-C., sous la plume d’un Pseudo-Galien plus ou moins identifiable et sur lequel il n’y a pas à s’attarder :
Μηδείς ἀγεωμέτρητος εἰσίτω μου τὴν στέγην.
J’aimerais proposer la traduction suivante, qui paraîtra forcément mauvaise, trop littérale et trop concrète :
[Que] nul non-arpenteur n’entre [sous] mon toit.
Ainsi reformulé, le malaise fondateur de la philosophie devient plus manifeste et plus troublant encore. Non seulement il appert en effet impossible d’inaugurer cette dernière sans s’exprimer de façon inconsistante, mais il semble en plus qu’on n’y arrive pas sans recourir au langage proscrit de la métaphore, c’est-à-dire ici sans la présenter comme intermédiaire dans cette opposition aussi concrète que mythique entre la terre bornée des arpenteurs et l’immensité ouverte du ciel. Parce que c’est bel et bien contre ce dernier que nous avons appris à ériger tous ces toits à l’ombre de l'un seul desquels Platon nous promet paradoxalement de tout rendre clair et lumineux. La philosophie platonicienne – mais pour paraphraser A. N. Whitehead, autant dire toute la philosophie occidentale – ne serait fondamentalement qu’une modeste construction terrestre prétendant néanmoins servir d’abri à l'universel en se substituant à l’éternité trop immédiatement menaçante des cieux. La philosophie comme pensée de l’être, la philosophie comme seule et unique pensée claire, cohérente et vraie, se révélerait donc dès le commencement comme une tâche paradoxale et impossible. Une tâche dont la valeur semblera forcément très discutable d’un point de vue non philosophique.
Revenons
un peu sur le plancher des vaches (et de l’actualité au sens très large du
terme).
Il
paraît que notre époque n’arriverait plus à s'assembler pour discuter
convenablement des choses auxquelles elle tient ou non. Qu’elle ne serait pas
assez rationnelle, assez scientifique, assez nuancée pour arriver à s’entendre
sur les faits et les principes les plus évidents. Peut-être qu’un peu plus de
rigueur intellectuelle collective nous aiderait, en effet. Peut-être nous faudrait-il
d’avantage et de meilleurs arguments pour mieux défendre ce qui mérite d’être
et mieux chasser ce qui a fait son temps. Beaucoup de penseurs et d’essayistes
travaillent en [tous] ce[s] sens et on ne saurait trop les en remercier.
Mais
je ne crois pas qu’on puisse tout espérer de ce genre d’effort, même sur le seul
plan de la pensée. Si notre époque n’arrive plus à se rencontrer pour discuter
convenablement ses différends, ce n’est pas faute de philosophie, de rationalité,
de science ou même de bon sens, choses fort nécessaires par ailleurs. C’est plus
fondamentalement faute d’un lieu vivant et concret – et donc forcément mythique, mais je
dois remettre à plus tard la justification politiquement périlleuse d’une telle
équation – pour cette rencontre. Plus que jamais chacune et chacun s’efforce de
vivre un peu trop à l’abri sous son propre toit imaginaire – les moins convenables étant
souvent les plus heureux, tout transpercés qu’ils sont de trous laissant filtrer les intempéries, mais ressemblant parfois à des étoiles. Plus que jamais, chacune
et chacun s'enterre dans son déracinement pour ne se laisser hanter que par ses seules multitudes
intérieures, beaucoup trop loin d’autrui, le vrai, celui avec qui l’on partagera
toujours le même immense vide céleste.
Je vais donc m’atteler ici – sur ce blogue où je tenterai de pratiquer en oubliant toute distinction de genre l’essai, la poésie et le récit – à une tâche à rebours de celle de la philosophie, ou plus généralement de toute pensée rationnelle. Une tâche négligée même par les plus poètes, les plus mystiques parmi tous nos penseurs et intellectuels. Plutôt que de penser l’être pour le transposer en intérieur artificiellement sûr et lumineux, seul à l’abri de mon langage clair et de mes principes sûrs, je veux le penser pour intégrer à moi sa présence viscérale, et je veux faire cela dehors, dans ce grand nulle-part si malaisant, dans cette nuit sans borne où de vastes espaces apparemment inhabitables viennent se confondre avec nos rêves les plus incohérents.
Cette
tâche ici trop vite esquissée, mais qui déjà semblera plus impossible encore que celle de la philosophie, et dont la
valeur paraîtra certainement plus discutable, je me permets d’en assumer le paradoxe
en lui donnant le nom désuet et risqué d’alchimie. Pourquoi ce terme ? Pourquoi cette obsession pour Mercure
? Et qu’est-ce que les thermomètres ont à voir dans cette histoire ? Nous
approcherons tout cela une prochaine fois…
Andrew Wyeth, Crescent Moon (1979) |
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