chroniques mercuriennes 4 – l’harmonie sans cosmos

J’ignore ce qui a amené Sophie à venir se réfugier ici, mais j’ai accumulé assez de preuves pour conclure que cela fait plus de dix qu’elle n’est pas retournée sur la Terre. En soi il n’y a là rien de surprenant. Plus que quiconque, Sophie est une personnalité mercurienne. C’est une apatride, une citoyenne de l’univers, une Survenante. Une femme-événement qui n’est toujours que de passage et qui ne saurait s’enraciner affectivement ou moralement dans une communauté qui demeurera forcément trop définie ou trop bornée pour elle. Et intellectuellement, c’est une redoutable avocate du diable, aussi rapide et rigoureuse que dépourvue d’attache ou d’engagement envers le moindre système d’idées ou de valeurs.

Seulement voilà, quelque cloche avec elle. Comme si le fil qui la reliait au monde s’était cassé et qu’elle ne pouvait plus revenir. Elle n’ose pas m’en parler, mais je crois qu’elle a perdu tout souvenir personnel de son passé terrestre. Elle a dû vivre un traumatisme épouvantable. Le genre de douleur qui vous explose en plein visage et vous propulse l’âme au ciel en vous abandonnant un corps aphone et incurablement prostré dans un racoin de chambre verrouillée et sans fenêtre. Avec elle je m’imagine peut-être trop facilement le pire…

Pour une raison qui m’échappe, cette traumatisée, cette surdouée, je l’ai rencontrée ici, en ce lieu de méditation imaginale où je m’imaginais bien mal faire une telle rencontre. Pour une raison qui m’échappe encore plus, Sophie semble s’être attachée à moi. Je ne vois jamais son sourire fuser aussi spontanément que lorsqu’elle m’aide à convoquer une petite épiphanie, comme celle qui nous a été donnée ici la dernière fois. Je ne sais pas ce que j’écrirais sans elle, mais c’est ce que je devrai me résoudre à faire aujourd’hui. Le traitement laborieusement technique du sujet que je compte aborder ne l’intéresse manifestement pas. Ce sujet, elle le maîtrise déjà d’une façon à la fois plus intuitive et autrement plus précise que moi.

Elle a plutôt décidé d’aller explorer tout près d’ici le fond du cratère Prokofiev. Je lui ai dit que selon les rapports de la sonde Messenger ayant survolé Mercure entre 2011 et 2015, ce cratère contiendrait de la glace et des traces de composés organiques. J’ignore ce qu'elle compte découvrir au fond de ce Graal céleste, mais ce ne sera forcément qu’un égrégore issu de notre inconscient…  

*


       


L’image ci-dessus illustre le modèle du système solaire élaboré par Johannes Kepler dans un ouvrage intitulé Mysterium Cosmographicum (la première édition date de 1597 et la seconde, révisée, de 1621). Ce modèle, qui est aujourd’hui plus populaire auprès des occultistes que des astronomes, s’est bien vite révélé aussi inexact empiriquement qu’infondé physiquement. Or, pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons presque tout de suite, il semble que Kepler en ait été plus fier et y ait accordé plus de temps et d’attention qu’à ces trois lois qu’il a découvertes peu après et publiées dans deux ouvrages fondateurs de l’astronomie moderne : Astronomia nova (publié en 1609) et Epitome Astronomiae Copernicanae (publié en trois volumes entre 1618 et 1621). Trois lois qui aujourd’hui portent pourtant son nom et qui décrivent assez exactement (sans toutefois l’expliquer) le mouvement des planètes autour du soleil. Trois lois qui devraient me permettre de mieux décrire que je ne l’ai fait jusqu’à présent les différents mouvements de Mercure.

Première loi (loi des orbites) : chaque planète tourne autour du soleil selon une trajectoire dessinant non un cercle parfait, comme les astronomes l’avaient supposé depuis l’Antiquité, mais une ellipse dont le soleil occupe l’un de ces deux foyers qui sont en quelque sorte les centres dissociés de ce cercle imparfait : la somme des distances aux deux foyers est constante partout sur une ellipse. Notons que l’excentricité (mesure de l’asymétrie entre le grand axe et le petit axe, toujours égaux dans le cercle qu’on peut aussi bien définir comme une ellipse où les foyers se confondent), de même que la taille et l’orientation de l’ellipse varient généralement et sans régularité d’une planète à l’autre. Notons aussi que comparativement à celles des autres planètes du système solaire, l’ellipse formée par l’orbite de Mercure est non seulement la plus petite (c’est après tout la planète la plus proche du soleil), mais aussi (accidentellement) la plus excentrique, la plus imparfaite. On peut donc dire que Mercure est une planète un peu spéciale…

Deuxième loi (loi des aires) : le long de sa trajectoire elliptique, le segment de droite reliant une planète au soleil balaie des aires égales en des temps égaux, en conséquence de quoi la vitesse de déplacement de cette planète atteint un minimum à l’aphélie (point le plus éloigné du soleil) et un maximum au périhélie (point le plus rapproché). Notons ici qu’étant donnée l’excentricité de l’orbite de Mercure, ces deux vitesses sont remarquablement différentes (38.86 km/s vs. 58.98 km/s), tandis que pour la terre, dont l’ellipse se rapproche davantage de la perfection du cercle, ces vitesses sont au contraire presque égales (29.29 km/s vs. 30.29 km/s).

Troisième loi (loi des périodes) : le carré de la période de révolution sidérale d’une planète (autrement dit la durée d’une année sur cette planète) est proportionnel au cube du demi-grand axe de l’ellipse formée par la trajectoire. Or la constante de proportionnalité étant approximativement la même pour toutes les planètes de notre système solaire, on l’a aussi appelée loi harmonique parce qu’elle semblait harmoniser selon une même formule le mouvement de toutes les planètes, peu importe la taille ou l’excentricité de leur orbite. Or s’il y a quelque chose à quoi Kepler tenait en dépit de ses propres découvertes, c’est bien l’harmonie. 

Comme en témoignent les dates de publication de ses différents ouvrages, alors même qu’il démantelait l’antique et rigide harmonie du ciel en remplaçant ces sphères au sein desquelles avaient semblé tournoyer les planètes par des ellipses le long desquelles elles se sont mises à filer inexplicablement, incapable de comprendre l’harmonie qui se cachait derrière ses propre lois (il faudra pour cela attendre la loi universelle de la gravitation de Newton), Kepler ne renonça jamais à compenser son geste destructeur et persista à perfectionner le modèle du système solaire qu’il avait développé plus tôt dans la première édition du Mysterium Cosmographicum. Un modèle aussi arbitraire et absurde a posteriori qu’incompatible avec ses trois lois. Un modèle inapte à rendre compte de la forme de l’orbite des planètes et devant toutefois en expliquer les tailles relatives. Mais un modèle réintroduisant presque miraculeusement dans le cosmos la grande musique sacrée des sphères et de ces autres formes parfaites que sont les cinq solides platoniciens.


         


L’idée semble aussi arbitraire que compliquée à première vue. Il s’agit d’inscrire une sphère représentant Mercure dans un octaèdre, puis d’inscrire cet octaèdre dans une deuxième sphère représentant Vénus, puis de poursuivre le processus en inscrivant cette sphère dans un icosaèdre et cet icosaèdre dans une troisième sphère (représentant la terre) inscrite dans un dodécaèdre inscrit dans une quatrième sphère (représentant Mars) inscrite dans un tétraèdre inscrit dans une cinquième sphère (représentant Jupiter) inscrite dans un cube inscrit dans une sixième et dernière sphère (représentant saturne).

Or en faisant les calculs géométriques nécessaires, on arrive à établir des proportions entre les rayons de ces sphères, des proportions se rapprochant très approximativement de celles entre les rayons moyens des orbites planétaires correspondantes. Rien ne justifiait une telle construction et encore moins l’ordre dans lequel les solides platoniciens étaient enchâssés. Quant aux écarts entre les données observables et son modèle, elles étaient selon Kepler attribuable à de mauvaises données. On se demande bien ce qu’il aurait fait d’Uranus et de Neptune, qui ne seraient respectivement découvertes qu’en 1781 et 1846.

Pourquoi Kepler a-t-il tant tenu à sauvegarder une harmonie aussi artificielle et compliquée ? On l’a déjà bien expliqué ailleurs[1], la perte du cosmos fut peut-être le grand traumatisme intellectuel fondateur de la modernité occidentale. Ce janséniste qu'était Blaise Pascal l’a bien fait dire au libertin, à cet incroyant inapte à recevoir la grâce permettant seule de faire advenir en soi cette harmonie qu’on nous aura trop longtemps appris à projeter sur le ciel : le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. Faut-il craindre le silence des espaces infinis ? 

Encore faut-il savoir de quel silence on parle.

*


J’ai affirmé lors de notre première rencontre ici que Mercure ne tournait pas très vite sur elle-même. Je peux être plus précis maintenant : il faut 58.646 jours terrestres à cette petite planète pour faire un seul tour sur elle-même. Or l’année mercurienne, on l’aura peut-être déduit de la troisième loi de Kepler, est la plus courte du système solaire et ne dure que 87.9691 jours terrestres. Faisons un petit calcul et divisons la durée de l’année mercurienne par celle de sa journée.  87.9691 jours terrestres / 58.646 jours terrestres = 1.5000001 ≈ 3 / 2. Aussi exactement qu’on puisse le mesurer, Mercure tourne trois fois sur elle-même à chaque fois qu’elle tourne deux fois autour du soleil. L’apparition d’un rapport aussi rationnel et harmonieux ne tient pas au hasard, mais à un phénomène avec lequel nous sommes tous familiers. La lune nous présentant toujours la même face, on peut facilement en conclure qu’elle met exactement autant de temps à tourner sur elle-même qu’elle en met à tourner autour de la Terre. Le rapport est encore plus parfait : 1 / 1.



Je ne nous imposerai pas l’explication newtonienne et détaillée de la résonance spin-orbite. C’est un phénomène complexe et lié aux forces de marée qu’exercent notamment la terre sur la lune et le soleil sur Mercure. Un corps céleste n’étant pas un point géométrique, mais une immense boule de points pour ainsi dire collés les uns aux autres, les seules lois de Kepler nous permettent déjà de comprendre que si on les décollait, chacun de ces points évoluerait selon une orbite elliptique d’une période différant de celle de la plupart de ses voisins immédiats, déformant d’abord, puis étirant à moyen terme cette boule en un ruban de points plutôt semblable aux anneaux de Saturne. Or les forces qui font tenir la planète, en résistant à cette déformation, ont aussi tendance à ralentir sa rotation, du moins tant et aussi longtemps qu’elle n’atteint pas une valeur s’harmonisant de façon complexe à son excentricité et à sa période de révolution. La lune tournant presque en cercle autour de la terre, ce rapport est de 1 : 1. L’orbite de Mercure étant plutôt excentrique, ce rapport est de 3 : 2.

Laissons-nous sur un dernier exercice mathématico-imaginal. Si on convertit les périodes de révolution et de rotation de Mercure en fréquences mesurées en hertz, c’est-à-dire en battements par seconde, nous obtenons 1,316 x 10-07 Hz et 1.974 x 10-07 Hz, soit des valeurs correspondant approximativement à un do dièse et à un sol dièse situés 27 octaves en-dessous de l’octave centrale du grand piano cosmique. Nous ne pouvons pas entendre de telles notes, encore moins lorsqu’elles sont jouées dans le vide. Mais comme nous le verrons plus tard, le vide n’étant jamais tout à fait vide, un appareil de détection des ondes gravitationnelles infiniment plus sensible que ceux que nous venons de mettre au point pourrait théoriquement entendre de telles notes.

Or il se trouve, mais c’est là un pur hasard, que la note correspondant à la révolution de la terre autour du soleil est aussi approximativement un do dièse situé une octave en-dessous de celui de Mercure. Seulement si le do dièse et le sol dièse de Mercure forment une quinte parfaite et harmonieuse, on ne peut pas en dire autant des deux do dièse de la Terre de Mercure. Pas besoin d'être le dieu de la musique pour entendre que ça fausse. 

Il y a de nombreuses autres formes de résonance dans notre système solaire, certaines exactes et nécessaires, d’autres approximatives et accidentelles. Mais si l'on pouvait écouter ensemble toutes les notes produites par toutes les lunes et les planètes, on croirait presque entendre un vaste orchestre électroacoustique tentant sans fin de s’accorder en laissant jouer des notes vouées à s'épuiser dans le plus en plus grave.

On ne saurait assumer d’harmonie universelle plus achevée.


[1] Peter Sloterdijk, Globes : Sphères 2, Fayard, collection Pluriel.

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