chroniques mercuriennes 3 – la première règle de l’alchimie
On peut déjà l’entendre me contredire.
– Pourquoi as-tu changé ta façon de méditer, alors ? Avec
des résultats spirituels aussi précoces, tu aurais pu mener à terme ton expérience en t’en tenant à la même méthode, tu aurais même pu devenir une référence. Sky was the limit ! Or je ne me souviens avoir lu dans aucun
livre qu’il pouvait être judicieux de s’imaginer assis en train de se faire hypnotiser
par un soleil refusant par ailleurs de se lever sur une planète aussi inhospitalière
que celle-ci. Tu as encore trouvé cette idée tout seul dans ta tête ?
Ce sont les mots de Sophie, qui n’est jamais au grand jamais
d’accord avec ce que je peux combiner ici. Elle vient tout juste d’arriver vêtue
d’un ensemble short et maillot noir très ajusté en fibre synthétique (le design
rappelle l’une des idées qu’on pouvait se faire de la mode future dans la science-fiction
des années 2000-2010). Je peux voir la sueur perler sur son front marbré de rose
par les prémices d’un coup de soleil. Je sais que ce ne sont que des effets spéciaux – son corps n’existant
qu’en vertu d’un effort soutenu de concentration de sa part – mais je n’arrive
à constater aucune inconsistance, aucun glitch.
Je peux même sentir la moiteur tiède de sa coupe garçonne tandis qu’elle s’assoit
à côté de moi en déposant le poids gravitationnellement réduit de sa tête sur
mon épaule. Elle est vraiment beaucoup plus puissante que moi. Pour elle mon
corps trop mal imaginé doit ressembler à un vague cauchemar surgi d’un tableau
de Francis Bacon.
– Tu m’appelles Sophie auprès de tes lecteurs ? Ce n’est pas
très subtil.
– C’est pire que tu penses. J’ai décidé de t’appeler Sophie
Légarée. Peut-être préférerais-tu que je leur révèle ton véritable nom ?
– ...
– Mais pour répondre à ta question, je médite ici pour faire
comme les pères du désert. J’ai juste trouvé un meilleur désert qu’eux.
– Et pourquoi Mercure ? Pourquoi pas le sommet de l’Himalaya
? Ou le fond de l’océan ? Tu faisais ça il y a quelques années il me semble,
lorsque tu écrivais ton premier recueil.
– Si tu veux bien on ne parlera pas de La vie en apnée.
– D’accord.
– Bref sur terre je n’arrive plus à supprimer le bruit ambiant.
Tu ne peux pas t’imaginer comment ce qui court en ce moment peut taper sur les
nerfs. In space no one can hear you dream…
– Pfft…
– Quoi pfft ?
– Moi je pense surtout que tu t’évades ici parce que tu as
peur de te réveiller pour vrai. C’est sûrement à cause du minuscule éveil que tu prétends
avoir vécu lorsque tu étais jeune. Oui je lis ce que tu écris. Tu t’es
convaincu depuis que tu ne pourras pas approfondir et consolider ton expérience
de la mort sans devenir plus différent encore, et cette différence te fait peur.
– …
– Oui comme tout le monde tu te penses différent des autres. Pas trop, mais juste
assez pour être spécial quand même, ni monstrueux ni inintéressant. Tu crois peut-être secrètement que
c’est à ce genre d’effets spéciaux que tiennent ces liens affectifs auxquels tu
tiens toi-même tellement. Et c’est pour demeurer intéressant que tu viens t’imaginer ici des
choses de plus en plus incongrues. Devant qui, je l'ignore. Mais ton écriture et tes poèmes, c’est de la course
stationnaire. Tu ne peux pas revenir en arrière, mais tu n'oses pas avancer
non plus. Tu veux rester sur le seuil le plus longtemps possible. Et tu nourris
ta belle étrangeté comme un vieux chat qui refuse de manger autre chose que les
miettes que ses maîtres daignent laisser tomber de la table. Un chat qui ne voudrait
jamais au grand jamais devenir lui-même un maître. Tout ce qui se passe ici se passe dans ta tête.
– Arrête…
– J’ai raison ?
– Tu as peut-être raison, mais tu es quand même injuste. Moi
je ne viens ici que de temps en temps alors que toi tu y passes quand même tout le clair de ton temps. Alors si on veut jouer au concours de celle ou de
celui qui refuse le plus de vivre les pieds sur terre…
– Je suis peut-être allée trop loin, désolée… On peut ne pas parler de…
moi ? Peut-être une autre fois...
– Oui, désolé moi aussi… Mais ce qui se passe ici n’a pas lieu
uniquement dans ma tête.
– Ce n’est pas réel non plus. Tu peux être sûr qu’aucune
sonde de la NASA ne mesurera jamais le gradient électromagnétique de nos corps
astraux sur Mercure.
– Évidemment, mais nos corps existent dans ta tête à toi
aussi, or toi tu n’existes pas que dans la mienne, tu existes aussi dans la tienne.
– Comment peux-tu en être sûr ?
– Je peux ressentir ta présence.
– Ce n’est pas une preuve très objective. Mon
corps n’existe peut-être que dans ton imagination.
– Mais justement regarde l'état rudimentaire de mon corps à moi. Tu vois bien que je n’ai pas l’imagination assez développée ni la concentration requise pour te faire exister aussi magnifique que tu l'es.
– Pas besoin de me flatter... Mais il paraît qu’on n’utilise que 10% de notre cerveau. Je pourrais
être l’ombre de ta si étincelante incapacité, cette part obscure et géniale de l’être sinon médiocre que tu es.
– Merci, mais pas besoin de me flatter toi non plus, surtout pas avec de telles foutaises. Et pour quelqu’un qui n’existe pas, je trouve que tu insistes beaucoup…
– Oh, c’est beau, ça ! Je vois que tu débloques un peu…
– Oui, j’y songeais vaguement depuis un certain temps. Je
comptais appeler ça la première règle de l’alchimie. Ce qui n’existe pas insiste.
– C’est une belle phrase. On peut te demander à quoi ça sert
?
– Je n'en ai aucune idée.
Francis Bacon, Paralytic Child Walking on All Fours (1961) |
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