chroniques mercuriennes 7 - l'ombre de Vulcain
Parfois
je rêve à elle, encore charnelle et éthérique. Encore terrestre.
Je
nous retrouve alors tous deux en train de marcher ensemble, en Islande je
crois, au cœur d’un paysage de feu et de glace, de terre et de ciel. Un
paysage sublime et qui passera pourtant peut-être pour désolé auprès de qui n’a pas comme elle et moi été marqué au fer de la gratitude par la surface incandescente
et à jamais stérile de Mercure. On prend aisément la vie sur Terre pour
acquis. Mais du point de vue de l’explorateur extraterrestre qu’on imaginerait venu
chercher des signes de vie sur cette île ressemblant vaguement à une petite
lune au nord de l’Atlantique, sous l’azur déjà rassurant d’un ciel si mince
et si miraculeusement propice, le paysage islandais le plus désert cache bien mal une
vie fermement implantée dans le vert tendre et moussu du plus petit fragment de
pierre volcanique, une vie grouillante et orgiaque jusque dans l’invisible rousseur
du moindre échantillon d’eau minérale.
Je
nous revois alors tous deux perdus dans ce monde primordial où, avalés entre deux falaises qui nous cachent l’horizon, nous tentons de remonter un immense glacier ça et là percé
de poches d’eau et d’air. Le glacier fond et descend à peine plus
lentement que notre pénible remontée. Comme d’habitude, c’est Sophie qui nous mène,
mais elle ne maîtrise pas ce territoire dont la présence et la réalité trop concrètes la
dépassent de toute part. Je la vois bondir maladroitement vers une anfractuosité où le bruissement d’aile d’un poussin macareux vient de nous surprendre. Elle est sur le point de poser le pied sur une surface glacée que je devine mince et friable,
je le sens comme si c’était ma propre peau. J’essaie de crier pour l’avertir, mais
les paroles gèlent dans ma gorge. Je ne pourrai qu’éprouver comme si c’était le
mien le choc thermique de son corps gobé silencieusement par le glacier. Je
m’éveille ensuite en larmes. J’ai beau n’avoir jamais visité l’Islande, j’ai peur
que ce rêve soit vrai. Que Sophie repose réellement là-bas en train de mourir
sans fin au fond des éléments, rêvant dans le nid de son sommeil cryogénique
qu’elle court sans trajectoire et sans souvenir sur la blessure la
plus brûlante et froide de notre système solaire.
Moi, c’est pour soulager un besoin de recueillement, d’épiphanie, et donc de solitude que je viens parfois faire mon tour ici. Mais même lors des interminables excursions de Sophie, cette solitude s’est révélée bien relative. Nulle planète n’est une île. Surtout pas Mercure. On aurait beau garder les yeux fixés sur sa surface cendrée, ne reconnaître comme valides que les seules préoccupations les plus immédiatement urgentes et tangibles, le ciel n’en continuerait pas moins à faire sentir son influence jusque dans l'orbite si excentrique de cette petite planète. Car si l’on sait depuis Kepler que les trajectoires des planètes autour du soleil correspondent à des ellipses, les astronomes ont par la suite vite constaté que ces ellipses elles-mêmes ne sont pas tout à fait figées dans le vide glacial de l'espace. Elles tournent lentement pour dessiner d'hypnotisantes roses solaires.
Selon
les mesures les plus actuelles et relativement à un firmament considéré
immobile, le grand axe de l’ellipse de Mercure tourne de 574 secondes d’arc,
c’est-à-dire de 0.16 degrés par siècle. Le phénomène a beau être très lent, il
n’en est pas moins facilement remarquable dès qu’on compare les données astronomiques d'une génération à l'autre. Or selon les calculs newtoniens les
plus actuels et les plus précis, l’influence des autres planètes devrait
provoquer une précession de seulement 532 secondes d’arc par siècle. Cette différence de près de 43 secondes d’arc par siècle représente un déficit
explicatif de 7.5%. L’astronome français Urbain Le Verrier, qui avait déjà prévu – avant
de confirmer au télescope en 1846 – l’existence de Neptune en vertu de sa seule
influence sur la trajectoire d'Uranus, établit en 1859 que cette différence
entre la théorie et l’observation de Mercure, pour être infime, n’en était pas
moins fiable et devait donc être causée par un phénomène encore nouveau et
inconnu. La découverte récente de Neptune suggérait une hypothèse séduisante. Il
y aurait une autre nouvelle planète encore non observée entre Mercure et le Soleil, une planète qui mériterait mieux que toute autre de porter le nom du dieu du feu lui-même : Vulcain.
Il
m’arrive parfois de me dire que Si Sophie a choisi de venir s’établir sur
Mercure, c’est non seulement pour y réchauffer son corps astral tandis que son
corps tout court dort presque congelé au fond de l’Islande, c’est aussi parce qu’elle chercherait
inconsciemment à se rapprocher d’une autre Vulcain, tout aussi imaginaire que
celle de Le Verrier, mais beaucoup plus connue de nos jours. Elle souhaiterait peut-être
s’y intégrer à une civilisation extraterrestre qui lui ressemblerait davantage,
qui serait plus logique (comme on osait encore le dire durant les années
soixante), plus scientifique, plus rationnelle que celle qu’elle a abandonnée
sur Terre. Elle aurait ainsi choisi de contredire l’auteur et scientifique
français Bernard Le Bouyer de Fontenelle qui en 1686, dans ses célèbres Entretiens sur la pluralité des mondes,
associait bien au contraire une trop grande exposition aux chaleurs excessives du
soleil à un degré d'agitation mentale incontrôlable, irrationnel, qu’il caractérisait même ainsi :
Mais que sera-ce des habitants de Mercure ? Ils sont plus de
deux fois plus proches du Soleil que nous. Il faut qu'ils soient fous à force
de vivacité. Je crois qu'ils n'ont point de mémoire, […][1]
qu'ils ne font jamais de réflexion sur rien, qu'ils n'agissent qu'à l'aventure,
et par des mouvements subits.
Elle aurait oublié que la planète Vulcain n’existe presque plus, même dans les rêves de notre système solaire, et que c’est seulement pour rendre hommage à cette hypothèse astronomique dépassée que Gene Roddenberry, le créateur de Patrouille du cosmos, a ainsi nommé le monde natal de Spock. Un monde qu’il a d’ailleurs choisi de situer dans un système solaire presque voisin et comportant non pas un seul, mais trois soleils : 40 Eridani. Selon nos capacités technologiques futures actuellement concevables, pour se rendre un jour chez ce voisin situé à seulement 16.5 années-lumière de chez nous, il faudra faire un voyage de plusieurs dizaines de milliers d’années, ce qui correspond à l’ordre de grandeur d’une Grande Année cosmique. La science nous promettant des lendemains qui chantent bien moins fort que la science-fiction, il importe plus que jamais de ne pas confondre les deux.
Il aura fallu bien des années pour que les astronomes renoncent à trouver cette
planète qui n’existait que dans leurs rêves et qui était censée faire son petit tour du soleil encore
plus rapidement que Mercure. Ce n’est certainement pas faute de l’avoir vue passer.
Entre 1860 et 1880, Le Verrier lui-même, et à sa suite nombre d’astronomes
amateurs ou professionnels, ont pu à maintes reprises rapporter l’observation d’anomalies
de type mercurien dont les périodes de révolution, généralement calculées en fonction
de la durée de leur transit devant le soleil, se révélaient toujours rapides et
pouvaient donc correspondre aux attentes quant à Vulcain. Étonnamment,
plusieurs de ces observations ont même été faites simultanément et en des lieux
géographiques distincts par des astronomes qui n’étaient pas en contact les
uns avec les autres. Même le ciel n’est pas à l’abri des fakes news. Nul ne saurait dire aujourd’hui ce que ces astronomes
ont effectivement vu. Toutes leurs observations étaient incompatibles les unes avec les autres. Vulcain avait à chaque fois une taille ou une
trajectoire différentes. L’accumulation des données ne pouvait donc pas être
synthétisée en fonction d’un objet dit réel, qui aurait à la fois
été uniquement déterminé et obéi aux lois de la nature. Même si la mode de Vulcain passa après les années 1880, il aura fallu plusieurs autres décennies pour qu’on renonce entièrement
à retrouver cette planète promise. Il aura fallu qu’une meilleure théorie nous permette enfin
de combler l’écart entre la précession prévue et celle observée chez Mercure.
Cette autre théorie, c’est la célèbre relativité générale d’Albert Einstein.
Qu’est-ce
que la relativité générale ?
Je suis idéalement mal et bien placé pour bien nous l’expliquer. Je n’avais que 21 ans quand j’ai eu le privilège d'assister à un cours plus difficile que tous ceux que j'avais suivis auparavant, intitulé méthodes géométriques pour physiciens et donné à l'Université de Montréal par Jean LeTourneux en 1997, de même que quand j'ai eu le privilège plus grand encore d'assister à la session suivante au cours sur la relativité générale que ce dernier avait jugé convenable de donner à des étudiants qui en étaient seulement à leur troisième année de bacc, alors que presque toutes les universités nord-américaines considèrent ce sujet comme relevant des graduate studies. J’avais peut-être un bien meilleur cerveau qu’aujourd’hui, mais mon corps
était en train de découvrir comment l’amour pouvait suspendre le vol du temps. Quant à mon cœur, il avait déjà choisi d’aller poursuivre l'année suivante son aventure ailleurs, dans les équations plus
confuses – et que je sentais alors plus parlantes – de la littérature. Du point
de vue du physicien que je n'allais pas devenir, je commençais déjà à renoncer à cette concentration de
toutes les facultés qui compte plus que tout dans l’appropriation d'une véritable vocation. Je ne suis donc plus en
mesure aujourd’hui d’effectuer, ni même de suivre adéquatement le moindre calcul
gravitationnel. Mais j’ai réussi à conserver et entretenir quelques idées pas
trop brouillonnes, assez claires pour qu’on comprenne avec les raisons du cœur
ce que cette théorie peut bien avoir à voir avec Mercure.
En
formulant sa théorie de la relativité générale, Einstein ne cherchait pas à
rendre compte de phénomènes astronomiques inexpliqués. Les problèmes qu’il est
parvenu à résoudre ont toujours été plus théoriques qu’expérimentaux, et il les
a le plus souvent résolus à partir d’idées physiques apparemment simples, mais
aux conséquences les plus extraordinairement complexes. Lorsqu’il a entamé à partir de 1907 le travail conceptuel et mathématique qui allait aboutir à la
publication en 1915 de ses Feldgleichungen
der Gravitation, il venait par exemple de mettre au point sa non moins
célèbre théorie de la relativité restreinte en prenant pour point de départ le
fait que la vitesse de la lumière (qu’on peut considérer comme la vitesse
limite de la causalité physique elle-même) était une constante universelle apparemment
indépendante de la vitesse du référentiel relativement auquel on la mesure. Or
une telle constance est absolument contre-intuitive.
Essayons d’imaginer un macareux qui s’envolerait pour s’éloigner exactement à 20 km/h d’une coureuse qui tenterait de s'en approcher en remontant un glacier Islandais. Il faut imaginer que ce macareux s’éloignerait ici à 20 km/h tout aussi bien de cette coureuse plutôt rapide que de l’ami de cette dernière, qui serait resté sur place et regarderait forcément la scène se dérouler au ralenti. Il est en effet relativement facile de calculer que pour accommoder l’invraisemblable constance de la vitesse de cet oiseau magique, non seulement rien ne peut remonter le glacier plus rapidement que ce dernier, mais l’espace-temps sur le glacier lui-même doit forcément se déformer (ralentir ou accélérer son cours, se comprimer ou prendre de l’expansion) selon la vitesse de chacun des observateurs de la scène. C’est en vertu de ces transformations étranges de l’espace-temps que ce que la physique appelle la masse et l’énergie elles-mêmes se sont avérées interchangeables. E = mc2.
Or
la relativité restreinte n’est pas compatible avec la théorie gravitationnelle
newtonienne, qui présuppose des interactions instantanées entre des corps
éloignés les uns des autres. La vitesse de la lumière étant une limite absolue,
même la force de gravité ne peut se transmettre instantanément. C’est pourquoi
Einstein a dû créer de toutes pièces une théorie où la force
de Newton serait remplacée par un champ gravitationnel susceptible de se conformer aux transformations de l’espace-temps de la relativité
restreinte. Mais plusieurs voies étaient possibles pour élaborer les équations
de ce champ gravitationnel. Pour trouver la bonne voie, Einstein s’est appuyé sur une
autre observation toute simple, qu’il a appelée principe d’équivalence en le qualifiant d’idée la plus heureuse de sa vie. Il n’existe aucune différence
physique observable entre l’effet de la gravité sur un observateur et
l’accélération du référentiel de cet observateur. Pour revenir en Islande, si notre coureuse posait malencontreusement le pied sur une pellicule
de glace trop mince au-dessus d'un vaste abîme creusé dans le glacier, elle n’aurait
qu’à fermer les yeux pour ne plus être en mesure de dire si elle est en train
de tomber ou si elle s’est soudain mise à flotter. Pour paraphraser
Hegel, sa chute ne saurait être distinguée de sa rédemption.
Avec le principe d’équivalence, la gravité devient un phénomène essentiellement géométrique, une sorte de courbure de l’espace-temps. Einstein aura mis huit ans à assimiler les mathématiques nécessaires à la formulation de cette intuition fondatrice, des mathématiques abstraites, compliquées et alors peu étudiées même par les spécialistes de son époque. Quand Einstein parle modestement de ses difficultés en mathématiques, n’oublions pas qu’il se compare uniquement à l'élite. Il aura donc mis huit longues années à formuler ses magnifiques équations du champ gravitationnel, des équations aussi élégantes que difficiles à résoudre, sauf dans les cas les plus simples.
C’est ensuite seulement que la question de leur
validité empirique a pu se poser. Einstein savait déjà que dans des conditions
normales, sa théorie reproduisait les résultats de Newton, mais il savait aussi
que dans des conditions plus extrêmes, elle prédisait des phénomènes nouveaux. La lumière étant désormais affectée par le champ
gravitationnel, la position apparente des étoiles dans le ciel devait se
déplacer lorsque leurs rayons passaient à proximité du soleil avant de tomber sur Terre. C'est ce que l’astronome Arthur Eddington constaterait lors d’une
éclipse solaire en 1919, réalisant la première observation d’un
phénomène absolument inédit prévu par la relativité générale. Mais le premier test
empirique de cette théorie fut l’explication d’un phénomènes astronomique déjà ancien et toujours inexplicable : l’anomalie dans la précession du
périastre de Mercure. Einstein lui-même, au moment de publier ses équations,
avait fait lui-même les calculs qui allaient représenter le premier grand succès de sa théorie. L’écart entre les prévisions de celle-ci et les prévisions de celle de Newton était presque exactement de 43 secondes
d’arc par siècle. L'anomalie mercurienne était complètement assimilée.
Je
ne serais plus capable aujourd’hui d’expliquer par quels calculs et en tenant
compte de quelles approximations adéquates Einstein est arrivé spécifiquement à ce nombre
visant si juste. Mais pour employer le langage désormais inadéquat de la
physique newtonienne, on pourrait résumer en disant que le champ gravitationnel du soleil
est assez fort près de Mercure pour y engendrer son propre champ gravitationnel,
comme si la relation entre le soleil et son espace-temps était tellement
intense qu’elle y engendrait un surcroît détectable d’existence, une sorte
d’ombre de Vulcain plus vaste que le soleil lui-même. En termes mathématiques,
ce n’est qu’une façon commode et approximative d’obtenir des résultats
calculables et déjouant la si pénible non-linéarité des équations
einsteiniennes. L’interaction gravitationnelle n’étant en effet plus réductible
comme chez Newton à une pure relation linéaire et symétrique entre deux corps, on
peut tout de même faire comme si la relation elle-même comptait aussi parmi les termes à mettre en relation.
En termes plus symboliques, j'appellerais cela la deuxième règle de l’alchimie. Dès que l’un se concentre, du deux apparaît, du trois un peu aussi, presque du quatre. Comme le disait en des termes étonnamment encore plus faciles à apprécier James Joyce, cet exilé à vie de son île-monde natale qui a truffé toute son œuvre des symboles alchimiques les plus obscurs et les plus étincelants à la fois : Love loves to love love.
[1] J’ai choisi de couper ici un bref passage où Fontenelle, en associant le caractère mercurien aux personnes encore trop souvent désignées par le « mot en n », établit du même coup que le racisme, et plus généralement tout un ensemble de préjugés associés aux peuples africains, était un référentiel non relatif et allant de soi pour lui comme pour presque tous ses contemporains européens. Si je n'ai pas voulu inclure ce passage qui n'ajoutait rien à mon essai, je n'ai pas non plus voulu me contenter de le faire disparaître comme si de rien n'avait été. Je tiens à dire que le racisme de son auteur a bel et bien existé, et ce, suffisamment pour affecter gravement son jugement spéculatif même sur les phénomènes célestes. Il n'est pas inutile d'ajouter que les traces douloureuses de ce racisme se font encore sentir, sur Terre comme dans le ciel de notre époque.
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