chroniques mercuriennes 5 – la croix en décomposition

Je n’ose jamais parler au soleil.

Étant donné tout ce que je me permets de voir ou d’inventer en ces chroniques invraisemblables, tu t’en surprendras peut-être. Plus encore que cette distance imaginaire suffisant à faire taire en moi le bavardage nécessaire et épuisant de l’urgence humaine, ce que je suis venu chercher ici, c’est justement cette brûlante proximité au soleil, qui devient alors provisoirement pour moi, comme il persiste à l’être pour tant d’autres depuis qu’on rêve sur la Terre, une présence vivante, consciente, intelligente bien au-delà de ce que je puisse m’imaginer.

Mais je préfère le contempler silencieusement, tandis qu’il fait son tour de limace éblouissante à l’horizon, en espérant que sa vérité veuille bien se révéler à moi par rayonnement, et que j’arriverai à l’absorber même si je n’y entends rien.

Le soleil ne me parle pas non plus.

Je crois que je réagirais mal s’il le faisait. Quand Sophie vient me jaser, j’accepte facilement le flou ontologique au sein duquel son existence semble tournoyer, sans trop chercher à déterminer si elle est le pur fruit de mon imagination, une part trop enfouie, presque autonome de mon inconscient, ou une vraie personne qui se serait perdue par accident dans le même rêve que moi. Il serait malhonnête de ma part de ne pas avouer ici, quitte à passer pour un fou, qu’il m’arrive parfois de prendre au sérieux la dernière de ces trois hypothèses. Mais même les fous ont leurs limites. Et la mienne, c’est une conversation avec le soleil. 

La seule idée m’angoisse et me fait honte en même temps. 

Pour expliquer cette angoisse et cette honte, je devrai aussi expliquer ce que je ne suis parvenu plus tôt qu’à mentionner, en guise d’avant-propos au récit de ma découverte de la méditation et de la mort comme origine de mon devenir-étrange. L’origine étant un mythe dont on ferait bien de se passer davantage, je dirai donc qu’en réalité, j’avais toujours déjà commencé à devenir étrange. 

Quand je suis né en 1976, mes parents habitaient – ils habitent encore – à Laval-des-Rapides. Comme la plupart des enfants de mon milieu et de ma génération, j’ai reçu une éducation catholique encore relativement traditionnelle. Mais contrairement à la plupart, j’ai reçu cette éducation avec une foi et une ferveur dont l’intensité, illustrée notamment par le fait qu'à sept ans je voulais devenir prêtre, s’explique bien mal par un contexte familial et social somme toute assez typique, où le fait d’être catholique devait être exploré ponctuellement, à certains moments convenus par leur caractère plus ou moins régulier ou sacré. Mais il était entendu – et on n’éprouva donc jamais le besoin de m’expliquer – que le reste du temps, être catholique, cela devait surtout aller de soi, parce qu’il fallait quand même se consacrer le plus entièrement possible aux vraies affaires de la vie, en essayant bien sûr tant bien que mal d’être une bonne personne. J’ai toujours éprouvé de la difficulté à assimiler ce genre de distinction pratique.

À dix ans je parlais à Dieu chaque soir avant de m’endormir, ce qui parfois pouvait me prendre une bonne heure. Je me couchais sur le dos, dans cette même position qui allait quatre ans plus tard devenir celle de la mort et de la méditation, et je lui faisais part de mes espoirs, de mes remords. Je le priais et je lui rendais grâce. Pour l’essentiel je crois que son rôle était de faire de moi une vraie meilleure personne, du genre de celles qui font le bien sans même le savoir, animées d’une joie, d'une sagesse et d'une compassion qui ne doivent jamais rien aux circonstances. Mon rôle à moi, c’était de ne pas lui résister par le mensonge ou la mauvaise foi. C’était d’accepter la rencontre.

Parfois, Dieu me parlait.

Je dois préciser que la parole de Dieu s’exprimait en moi plus par l’entremise de symboles vécus que de phrases syntaxiquement correctes. Tout le monde sait ce que c’est d’avoir un mot sur le bout de la langue. Tout le monde se souvient peut-être moins bien d’avoir vécu avant d’avoir parlé, mais je dirais en m’adressant ici à l’intuition ou au souvenir que cette parole avait le même caractère pré-langagier que nos pensées de bambins, qui étaient plus intentionnelles que des émotions, mais qu’on ne pouvait tout de même encore qu’éprouver sans arriver à les articuler. Tels étaient pour moi les symboles exprimant la parole de Dieu. Et lorsque de vraies phrases, des mots bien définis étaient impliqués dans cette parole, c’était plus comme si mes propres phrases, mes propres mots me semblaient momentanément venus d’ailleurs que moi. Mais toujours cette parole m’apaisait, m’éclairait, me montrait la voie.

Je suis un peu plus grand maintenant. J’ai cultivé assez d’esprit critique pour revenir sur de telles expériences et comprendre que comme Sophie, Dieu se révélait à moi tout à la fois comme une construction de mon imagination, comme une meilleure part de moi enfouie et inconnue de moi-même ET comme un réel dont le sens m'échappe peut-être encore aujourd'hui. Qu’elle soit concrète ou imaginaire, scientifique ou mystique, dès lors qu’on (se) la représente, aucune expérience n’échappe complètement à cette triple nécessité : on la construit avec ce qu'on nous a déjà donné, on y projette quelque chose d'inconnu en soi et on y fait la rencontre d’un réel. Et même si l’effort critique est aussi nécessaire que profitable, à moins de se taire, il demeure à jamais impossible de purger entièrement ce réel de toutes les traces qu’y ont laissées notre symbolisme et notre imaginaire conscients ou inconscients.

Seulement à dix ans je ne faisais pas de telles distinctions critiques. Je croyais en Dieu avec les seuls mots que j’avais reçus en héritage et selon les seuls articles de foi auxquels on m’avait aussi demandé de croire. Je participais sans le savoir à une institution humaine et historique que je n’avais pas choisie. Aussi quand j’ai renoncé à Dieu, quand je l’ai renié deux ans plus tard, j’ai tout abandonné en même temps : l’Église, les sacrements et la prière ; Le Père, le Fils et le Saint-Esprit ; tout ça d’un coup, sans me demander ce qu’il pouvait tout de même y avoir de réel dans mes rencontres avec Dieu – si ce nom mérite même encore d'être employé ici, question légitime, mais qui ne m'intéresse pas outre mesure. Or, le mélange confus de tout cela se corrompt encore en moi depuis cette époque. Sauf que maintenant que je ne joue plus mon rôle dans notre relation, le bon Dieu persiste désormais surtout à m’inquiéter, à me faire douter, à m’obstruer la voie. C’est la faute de l’Enfer. 

J’avais douze ans – deux ans de plus que dix, une éternité pour un enfant. Je comptais désormais devenir astrophysicien ou physicien nucléaire. La honte ayant déjà commencé à me suivre partout, il avait d’abord fallu qu’un prof de mathématiques me corrige après que je me sois vanté bien fort de vouloir devenir chimiste nucléaire. Je commençais à lire beaucoup de vulgarisation scientifique. J’étais sans m’en rendre compte en train d’apprendre à croire que le monde entier, que nous-même n’étions faits que de particules se déplaçant dans le vide et interagissant selon des lois absolument déterministes. Bien que répandue chez certains commentateurs soit trop étroitement formés (comme le sont généralement les penseurs matérialistes ou physicalistes), soit trop distraits pour prendre conscience de leur propre existence (comme l'était le savant hégélien selon Kierkegaard dans son Post-scriptum aux Miettes philosophiques), soit trop pressés de tout réduire à l’être (comme le sont tant de philosophes depuis Parménide), c’est une croyance minée d’inconsistances et encore plus inhabitable que le ciel. Seulement je n’allais apprendre à rigoureusement la remettre en question que bien des années plus tard.

À douze ans, ce que j’ai commencé a envisager depuis ma propre croyance au déterminisme, c’est que rien de ce que je croyais faire, rien de ce qui quiconque croit faire ne résulte d’un choix dans cet immense spectacle d’une nécessité physique nous acculant à la passivité de purs observateurs. À douze ans, ce que j’ai aussi commencé à croire sérieusement, c’est que tous nos actes étant déterminés sans nous, nul n’était responsable de quoi que ce soit au monde, sauf peut-être son créateur, si même il existait. Or l’idée d’un dieu capable de nous créer puis de nous punir éternellement sans que nous puissions changer quoi que ce soit à ce qui se passe dans l’intervalle me parut moralement révoltante. S’il avait su ce que je savais, Jésus lui-même, dont l'Évangile de Jean m'avait assuré qu'il ne devait rien perdre de ce qui lui avait été donné, aurait forcément été d’accord avec moi. Ne nous étonnons pas qu'à quatorze ans, soit une nouvelle éternité plus tard, couché sans arriver à m’endormir sur une telle vision du monde, j’aie été tenté de trouver une délivrance dans l'expérience de la méditation et de la mort. Aujourd’hui encore l'idée d'un Enfer éternel me paraît révoltante. 

Sauf que j’en sais désormais un peu plus sur l’histoire des religions et sur l’épistémologie des sciences. Je ne crois plus au déterminisme et hormis cet Enfer éternel dont j'accepte néanmoins la réalité subjective, il y a de l'espace dans ma vie intérieure pour infiniment plus de complexités et de mystères que le seul jeu des particules élémentaires. Mais il me semble que les institutions religieuses officielles de même que leurs critiques les plus bruyants (je ne peux pas parler des personnes croyantes ou incroyantes elles-mêmes) ont sinon trop rarement, du moins trop peu ostensiblement fait le travail critique – et l'exercice d'humilité – nécessaires pour commencer à essayer de distinguer ce qui dans nos héritages religieux relève de la construction historique ou de la projection psychologique et ce qui pourrait bien être un réel dont la multiplicité des sens échapperait par conséquent tout aussi bien aux fidèles les plus convaincus qu’à celles et ceux qui voudraient bien les éclairer de leur athéisme. Or malgré toute cette présomption de lucidité avec laquelle je me sens aujourd’hui capable d’aborder de telles questions et de vivre certaines expériences qu'on pourrait qualifier de spirituelles, si le soleil me parlait lorsque je viens ici pour méditer, j’aurais encore l’impression de trahir le plus impératif des commandements.

Tu n’auras pas d’autres dieux que moi.

Quand j’avais sept ans, je souhaitais devenir un prêtre comme d’autres enfants souhaitaient devenir infirmières, pompiers, vétérinaires ou policiers. Je voulais sauver des vies, combattre les forces du mal. Il sera difficile, près de quarante ans plus tard, d'imaginer la scène et de croire qu’elle ait été possible, mais je nous revois tous, petites filles et petits garçons que nous étions encore, courir et rire dans le stationnement de l’église vêtus de notre étole blanche de première communion, que nous portons fièrement, après ce rite de passage, comme si c'était un costume de super-héros. On nous a tous fait don d’un précieux collier qui n’est rien de plus qu’un cordon noir orné d’une petite croix en bois. Le plus turbulent parmi nous a décidé pour s’amuser de saisir le cordon entre le pouce et l'index et de faire tournoyer la croix comme une fronde pour l’envoyer se propulser au ciel. Tout le monde se met à l’imiter. La croix s’est transformée en projectile magique. Personne ne se demande s’il y a quoique ce soit d’inconvenant à maltraiter ainsi le symbole de notre rédempteur. Nous sommes innocents.

J’ai perdu ma croix le jour même, en la lançant trop fort sur le toit de ma maison tout de suite après qu'on soit rentrés. Je n’en ai jamais parlé à mes parents. Pendant quelques années, chaque fois que mon père devait monter pour faire une réparation ou pour s’occuper des gouttières, je craignais et j’espérais en même temps qu’il retrouve ma croix, en me disant que ses éventuelles remontrances seraient moins pénibles à supporter que le remords lancinant que je commençais lentement à découvrir en moi. Un jour toute la toiture a été refaite de fond en comble. On n’a jamais retrouvé la croix.

Je crois qu’elle pourrit encore, là-haut.


Très riches heures du duc de Berry : l'arrestation de Jésus (1411-1416)





Commentaires

  1. Magnifique chronique, Philippe, hors des sentiers battus, comme d'habitude. Très éloigné du psittacisme insignifiant de bruit. Oser penser a un prix : une forme de vertige, sans doute inconnu des vers de terre... dont il ne faut pas médire non plus parce que sans eux, nous n'existerions tout simplement pas, tout étant relié à tout.

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

scène conjugale

l'écart du polatouche

scopesthésie