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Affichage des articles du janvier, 2022

chroniques mercuriennes 4 – l’harmonie sans cosmos

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J’ignore ce qui a amené Sophie à venir se réfugier ici, mais j’ai accumulé assez de preuves pour conclure que cela fait plus de dix qu’elle n’est pas retournée sur la Terre. En soi il n’y a là rien de surprenant. Plus que quiconque, Sophie est une personnalité mercurienne. C’est une apatride, une citoyenne de l’univers, une Survenante . Une femme-événement qui n’est toujours que de passage et qui ne saurait s’enraciner affectivement ou moralement dans une communauté qui demeurera forcément trop définie ou trop bornée pour elle. Et intellectuellement, c’est une redoutable avocate du diable, aussi rapide et rigoureuse que dépourvue d’attache ou d’engagement envers le moindre système d’idées ou de valeurs. Seulement voilà, quelque cloche avec elle. Comme si le fil qui la reliait au monde s’était cassé et qu’elle ne pouvait plus revenir. Elle n’ose pas m’en parler, mais je crois qu’elle a perdu tout souvenir personnel de son passé terrestre. Elle a dû vivre un traumatisme épouvantable. L...

le ciel de Précieux-Sang

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ne te retourne pas mais il y a ma grand-mère qui se berce derrière toi elle m’apparaît de temps en temps oui j’aurais dû te le dire Laurette est morte sans savoir si le ciel au-dessus de son village était peuplé de vie et de mystère depuis elle vient nous rendre visite ne te retourne pas même si tu crois sentir passer l’éclipse sur ta nuque  –   cette noirceur étale où elle avait les yeux  –   ça peut faire peur Laurette veut seulement savoir si le ciel au-dessus de chez nous demeure encore aussi inexplicable la pauvre est morte sans réponse ne te retourne pas je vais chercher des retailles d’hosties fanées dans le buffet oui je les garde pour elle  – mange qu’elle devine que tu l’aimes parce qu'elle est morte sans savoir qu’un vaste ciel obscur et édenté ouvre la bouche pour nous sourire dès qu’on écoute ses longs silences Stanislao Farri, Eclisse totale , 1961  

musique pure et poésie impure : remarques en préambule à une pièce de Max Richter pouvant servir d'accompagnement à quelques-uns de mes poèmes

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Même s’il est vrai, comme l’affirmait Robert Melançon il n’y a pas si longtemps, qu’ il n’y a de poésie qu’impure et ne cherchant pas à se séparer des autres usages de la langue , je dois avouer que mes efforts poétiques des dernières années, investis pour l’essentiel dans un deuxième recueil qui s’intitulera peut-être  Théorie des jeux si je parviens un jour à le faire publier, se sont tenus, tant par le formalisme de leur composition que par le caractère abstrait de ce dont ils se veulent description, récit, exposé et plaidoyer , à l’écart de ces usages de la langue qu’on retrouve peut-être plus souvent dans la poésie québécoise actuelle (et dont je n’essaierai pas de faire ici une synthèse forcément simpliste et maladroite). Je tiens d’abord à dire ici que cet écart ne marque aucun désir chez moi de rupture avec notre poésie. D’abord et très généralement parce que le travail esthétique que chaque poète consacre inévitablement à signifier sa différence, à rendre audible sa ...

tandis que tu sortais prendre le journal

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chaque fois qu’on sort ensemble (est-ce pour m’acclimater au froid qui entre dès que je te vois partir ?) oui chaque fois je vais te laisser ouvrir   c’est peut-être pour ça que ce matin je grelotte à sentir la poignée de porte se coller les lèvres au doux de ta main (drôle d’image – je dois être sur le point de laisser un dernier rêve s’échapper) je t’ai toujours suivie de près ça remonte au temps où nous avions le même âge oui une semaine par année nous avions le même âge (tu dis que c’est toujours vrai mais j’ai parfois des doutes) je me souviens la première fois j’avais dix ans presque onze ans et toi onze ans bientôt douze ans tu voulais qu’on sorte pour 11h11 qu’on fasse un vœu sous les étoiles tu étais à peine dehors que je pouvais déjà sentir un scintillement de flocons fondre sur tes joues comme si c’était les miennes Artuš Scheiner, illustration pour Une pluie d'étoiles des frères Grimm (1921)

chroniques mercuriennes 3 – la première règle de l’alchimie

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On peut déjà l’entendre me contredire. – Pourquoi as-tu changé ta façon de méditer, alors ? Avec des résultats spirituels aussi précoces, tu aurais pu mener à terme  ton expérience en t’en tenant à la même méthode, tu aurais même pu devenir une référence.  Sky was the limit !  Or je ne me souviens avoir lu dans aucun livre qu’il pouvait être judicieux de s’imaginer assis en train de se faire hypnotiser par un soleil refusant par ailleurs de se lever sur une planète aussi inhospitalière que celle-ci. Tu as encore trouvé cette idée tout seul dans ta tête ? Ce sont les mots de Sophie, qui n’est jamais au grand jamais d’accord avec ce que je peux combiner ici. Elle vient tout juste d’arriver vêtue d’un ensemble short et maillot noir très ajusté en fibre synthétique (le design rappelle l’une des idées qu’on pouvait se faire de la mode future dans la science-fiction des années 2000-2010). Je peux voir la sueur perler sur son front marbré de rose par les prémices d’un co...

autostéréogramme

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je ne vois qu’au lever du jour quand toi tu lis le quotidien avec cet air à toi d’entendre bouillir chaque nouvelle odeur de café dans le bruit blanc de nos rumeurs givrées à la fenêtre de la cuisine mais je ne te perdrai pas de vue tu es un signe un autostéréogramme il faut regarder loin derrière toi – les yeux ancrés à l’horizon pour que tu paraisses constellation pour que tu danses sur l’abat-jour virant au son cassé de ma boîte à musique (la mélodie daterait selon toi de 1922) non je ne te perdrai pas de vue