musique pure et poésie impure : remarques en préambule à une pièce de Max Richter pouvant servir d'accompagnement à quelques-uns de mes poèmes

Même s’il est vrai, comme l’affirmait Robert Melançon il n’y a pas si longtemps, qu’il n’y a de poésie qu’impure et ne cherchant pas à se séparer des autres usages de la langue, je dois avouer que mes efforts poétiques des dernières années, investis pour l’essentiel dans un deuxième recueil qui s’intitulera peut-être Théorie des jeux si je parviens un jour à le faire publier, se sont tenus, tant par le formalisme de leur composition que par le caractère abstrait de ce dont ils se veulent description, récit, exposé et plaidoyer, à l’écart de ces usages de la langue qu’on retrouve peut-être plus souvent dans la poésie québécoise actuelle (et dont je n’essaierai pas de faire ici une synthèse forcément simpliste et maladroite).

Je tiens d’abord à dire ici que cet écart ne marque aucun désir chez moi de rupture avec notre poésie. D’abord et très généralement parce que le travail esthétique que chaque poète consacre inévitablement à signifier sa différence, à rendre audible sa propre voix en un lieu et en un temps donnés, ne saurait constituer a priori une rupture avec ce temps et ce lieu au sein desquels il s’agit le plus souvent surtout de s’inscrire sans disparaître. Ensuite parce qu’en ce qui me concerne personnellement, cet écart exprime beaucoup plus les particularités de mon rapport à la poésie en général qu’une posture plus ou moins critique – et forcément mal informée – sur la poésie québécoise actuelle en tant que telle.

Si cela fait quelques années maintenant que l’essentiel de ce que je lis en poésie s’écrit et se publie ici et maintenant, il n’en demeure pas moins que durant ma formation poétique primordiale – celle par laquelle l’adolescent se prédestinant à l’étude de la physique et des mathématiques que j’étais fut subtilement mais irrémédiablement dévoyé de cette vocation par l’obscurité magique et la joie combinatoire des vers qu’il apprenait encore à scander dans les poèmes d’Arthur Rimbaud – j’ai d’abord appris à aimer la poésie avec les grands classiques intemporels (et donc le plus souvent français...) de la collection Gallimard. Or je rappelle ici que Denise Desaultels n’est que la deuxième poète québécoise à obtenir, et encore cette année seulement, le privilège d’y voir son œuvre publiée.

Même si l’amour est l’art des rapprochements heureux, et j’aime notre poésie, une rencontre aussi personnellement marquante que socialement désincarnée avec la poésie en général allait presque forcément impliquer une différence inconfortable et difficile à maîtriser entre ce que j’écris ce qui s’écrit ici. Je me souviens encore d’une soirée de lecture de poèmes de Nicole Brassard, organisée en hommage à cette dernière par la Maison de la poésie de Montréal et à laquelle j’ai assisté il y a quelques années. Parmi les lectrices et les lecteurs, toutes et tous des poètes ayant depuis plus ou moins longtemps trouvé un certain écho dans le milieu, se trouvait Bertrand Laverdure, avec lequel j’ai brièvement osé parler à la fin de la soirée (il ne s’en souviendra pas s’il sait même qui je suis). Il m’avait fait part avec un enthousiasme et une sincérité désarmantes de la gratitude qu’il avait éprouvée à lire publiquement – et devant l'autrice ! – un texte qui l’avait décidé à devenir écrivain alors qu’il n’avait même pas vingt ans. J’avoue l’avoir envié à ce moment-là. Tous mes modèles littéraires étaient des êtres presque abstraits, pour la plupart décédés depuis longtemps.

Je ne suis sûrement pas le seul dans cette situation. Surtout si l’on tient compte de cette majorité que constituent celles et ceux qui, pour n’écrire de la poésie qu’en amateurs, en sont peut-être les amoureux les plus fidèles. Encore aujourd’hui et même si les choses semblent changer très vite, Charles Baudelaire et Anna Akhmatova doivent déclencher plus de vocations poétiques adolescentes qu’Annie Lafleur (le rythme de Cigüe m’a époustouflé) ou Charles Dionne (il sait combien je lui dois). Il n’en demeure pas moins qu’en tant que poète publié se débattant tout de même avec son propre amateurisme, il me semble parfois que j’ai peut-être découvert notre poésie trop tard pour arriver à y trouver ma place sans nous trahir et sans nous caricaturer.

Il y a plusieurs raisons pour lesquelles j’ai décidé de m’investir dans ce blogue, mais l’une des plus importantes était de créer un lieu à partir duquel mes poèmes deviendraient plus facilement lisibles et accessibles. Je suis heureux d’en devoir une part de l’inspiration à une écrivaine bien d’ici (avec tous les paradoxes qu’une telle expression peut impliquer ici) et qui me semble depuis que je la connais (de loin) chercher inépuisablement à faire des ponts entre tous les écrivains, d’ici comme d'ailleurs. Je parle de Mélikah Abdelmoumen, qui vient de prendre la barre de la revue Lettres québécoises. Et je pense à cette citation de René Char, publiée sur sa page Facebook du 5 décembre dernier, que j’ai lue comme si elle s’adressait à moi personnellement. Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s'habitueront. C’est ce que j’ai décidé de faire ici en me disant qu’on s’habituera peut-être à moi (si seulement je peux aussi parvenir à ne pas trop m’habituer à moi-même).

Pour revenir sur l’essai de Robert Melançon, je dirais que la nécessaire impureté de la poésie ne concerne pas seulement le texte poétique dans ses rapports avec les autres formes de discours. Elle concerne aussi l’ensemble des contextes pouvant accompagner la lecture de la poésie, une lecture qui ne doit pas obligatoirement s'accomplir tel un acte ascétique et privé. Comme on le constate peut-être moins bien par les temps qui courent, la poésie peut être jouée et mise en scène. Elle peut aussi être illustrée par les images les plus belles, les plus étranges, elle est elle-même en train d'apprendre à illustrer (non sans le troubler) notre paysage urbain.

J’ai décidé de m’investir dans ce blogue en me disant qu’une fois illustrés d'images évocatrices (piquées un peu partout) et accompagnés d’essais ou de récits (de mon cru, quand même), mes poèmes résonneraient peut-être davantage. Or je ne réinventerai rien en affirmant que de tous les médiums, celui qui accompagne peut-être le mieux la poésie, c’est la musique. Mes poèmes ne sont pas des chansons. Il y a peut-être là une autre différence entre ce que j’écris et ce qui s’écrit un peu plus souvent au Québec ces temps-ci. Leur musique intrinsèque n’est ni traditionnelle, ni folk, ni country, ni pop, ni hiphop, ni soul, ni jazz, ni rock, ni punk, ni métal. Il me semble à les lire que cette musique se veut à la fois classique et actuelle. Il me semble aussi que plus que d'ici, elle provient d’ailleurs (très loin ailleurs).

Si je pouvais me permettre de rêver une mise en scène pour une lecture publique de mes poèmes, je demanderais à ma lectrice de les lire d’une voix grave, lentement, sans emphase, de façon froide et presque monotone. Je lui demanderais aussi de laisser beaucoup de place aux silences, et je laisserais jouer la pièce suivante.

La musique de Max Richter, comme toute musique, est pure. Elle ne décrit rien, ne raconte rien, n’expose rien, ne plaide aucune cause. Pourtant on sent très bien de quoi ça parle…

Bonne écoute, bonne lecture…



 

Théorie des Jeux (premiers poèmes)

 

relevé de l'intact 

la basse continue du rayonnement cosmique
un souvenir lointain de croute terrestre

presque plus rien

mais des nids plein les météores


*


te voilà arrivée sans savoir ni le nombre ni l’occasion des dés qu’on t’a confiés à ta naissance oui te voilà de nouveau peut-être mais tu l’ignores tu ne sais rien d’autre pour l’instant et ce n’est que le magma qui hurle ici que vivre c’est incarner le soleil


*


les premières coulées de lave
se retournent vers l’aube

tout rougeoie tuméfié 
de mélanomes en fleurs

le pollen est une brûlure passagère


*


il n'y a pas eu d'invitation à vivre ça s’est joué sans toi et te voilà qui cherches la moindre différence la plus mince pellicule une membrane juste à toi parmi ces convections sans fin parmi ces vagues désirantes parmi ces émotions sans lieu errant originaires et sans attaches


*


une saison fraîche une limace
remonte la moelle épinière

s’élève sous l’écorce

casse l’écale de ciel gelé


***


J’aimerais remercier ici ma collègue (enseignante et poète) Sylvie Dion pour m’avoir conseillé il y a quelques années la lecture de l’essai servant de fil conducteur à ce texte (Robert Melançon, Pour une poésie impure, Montréal, Boréal, 2015).




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