Là où les chemins ne se croisent pas
Tu avais insisté pour stationner l’auto sur la rue Gauthier. On
allait pouvoir se rendre au fleuve en descendant le sentier qui traversait l’ancienne
terre de ton grand-père. Tu l’avais fait souvent quand tu étais petite. Je t’avais
montré la carte. Le boulevard Bécancour longeait le littoral jusqu’à Nicolet. On
allait forcément le croiser. Selon toi c’était la carte qui se trompait. Je
t’ai suivie de mauvaise humeur. Et toi comme une enfant tu as souri tout le
long du chemin. Souri en me montrant la ruine rouillée du vieux tracteur sur
lequel ton genou s’était égratigné (et qui attendait toujours trente ans plus
tard d’être « envoyé à la scrap »). Souri encore en te mouillant le pied
pour passer le ruisseau où l’on t’avait retrouvée évanouie, la tête saignant
sur un galet, lovée contre la masse noire et affalée d’une génisse morte. Souri
de plus belle en me signalant la bouse où je m’en allais piler et qui
ressemblait « exactement » à celle si bien garnie de ces champignons que
ta mère t’interdisait de manger et qui t’avaient donné bien chaud au cœur le
soir où tu avais désobéi. Comme de raison (avec toi) on s’est rendus jusqu’à l’orée
du bois sans croiser même le souvenir du boulevard. La vue soudain imprenable
sur le pont Laviolette m’avait donné le vertige.
-
Je te l’avais dit…
-
Mais ça se peut pas !
Tu m’as alors demandé s’il m’arrivait d’imaginer de ces couleurs
que l’œil humain ne peut pas voir. Je n’ai pas su comment te répondre. Est-ce
pour ça que j’ai senti une honte sans nom remonter en moi lorsque tu m’as
ensuite confié que toi, quand tu fermais les paupières pour parcourir dedans ta
tête les mondes de l’infrarouge et de l’ultraviolet, toutes nos couleurs s’y
répétaient, mais en plus grave ou plus aigu, comme les notes de la gamme sur une
portée sans bornes ni commencement ?
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Claire Colette, Awareness is the sky (2020) |
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