chroniques mercuriennes 8 - la rose comitiale
dans chaque individu de la vie courante
un puits artésien aussi large que lui et
si on descend
à l'intérieur c'est
dehors
Vincent Lambert, Mirabilia
On a
donné à la planète Mercure le nom du messager des dieux parce c’était la plus
fuyante, la plus difficile à observer, celle qui semblait le moins vouloir
tenir sur place dans notre ciel où ne s’éloignant jamais à plus de 27 degrés du
soleil, elle se lève et se couche toujours autour de la même heure que celui-ci,
n’apparaissant qu’au crépuscule ou à l’aube, lorsque les
conjonctions sont propices.
Un
jour l’idée m’est venue de m’identifier à cette diligente et imprévisible amie
du soleil, un peu à la façon dont j’aurais aussi pu me rendre prétentieusement dark et edgy en choisissant la dernière teinte visible avant l’ultraviolet
comme couleur préférée, ou cyniquement enjôleur en présentant le Jack
Russel terrier comme race de chien en laquelle je souhaiterais me réincarner. Je
sentais en moi une attirance irrésistible pour toute la gamme des rayonnements presque
nocifs, mais en même temps une sorte d’intimité avec le caractère d’une planète
se laissant facilement apprivoiser sous les mêmes traits que ce petit animal
dont Wikipédia a officialisé le portrait comme celui d’un chien fier, hardi et énergique, très fidèle et
intelligent, dont la première qualité est sa capacité au travail, suivie par
d'indéniables qualités de compagnon.
C’est
en désespérant de parvenir à réaliser en moi un équilibre viable entre les
aspects concurrents de ma personnalité que l’idée m’est venue d’apprendre à habiter comme en moi-même le pôle nord calme et presque tempéré de la plus brûlante, de
la plus impatiente des planètes. Une telle idée paraîtra d’autant plus étrange
qu’elle s’est imposée assez récemment dans mon parcours de vie. Cela fait tout
au plus trois ou quatre ans que je viens de temps à autre me promener ou
méditer ici. Or si j’ai bien compris le monde dans lequel je vis, une aussi
récente identification à un objet céleste ne passera pour acceptable qu’à deux
conditions qu’on ne remplit pas à 46 ans.
La
première condition est d’ordre historico-culturel. Dans ma petite province de l'occident,
il faudrait que j’aie plus de 100 ans pour y satisfaire. Il faudrait que
je sois né soit dans une autre culture, soit à une époque où un rapport intime
au ciel était encore considéré comme acceptable et allant de soi. C’est en
effet dans je ne sais plus lequel de ses trop nombreux livres que Peter
Sloterdijk a exprimé cette évidence de notre modernité voulant qu’au plus tard
depuis la mort de Goethe – mais la leçon aura providentiellement été comprise au
moins cent ans plus tard au Québec – il ne soit plus venu à l’esprit du moindre
penseur se voulant lucide et conséquent d’élever son regard vers le ciel en
quête de réponses sérieuses à ses questions les plus humainement pressantes.
Essayons
seulement d’imaginer la réédition d’un livre de Marx, de Nietzsche ou de Freud dont
la couverture nous représenterait l’un des trois maîtres du soupçon assis à son bureau, plume à la main, en train de
contempler mélancoliquement la pleine lune par la fenêtre de son bureau. On
pourrait évidemment changer les noms pour rajeunir un tout petit peu le propos.
Foucault, Butler ou même Žižek nous sembleraient encore plus ridicules sur une
telle couverture. Le constat demeurerait le même. Par-delà tous les débats
qui agitent de nos jours la sphère médiatico-intellectuelle, le penseur d’aujourd’hui,
peu importe son adhésion à tel discours idéologique ou à telle théorie
critique, joue le rôle d’une fonction sociale plus ou moins abstraite, mais fondamentalement
horizontale, vouée à envisager – ou plus souvent à dévisager – l’autre ou le
même en prenant soin de coucher son point de vue sur ce qu’une époque
antérieure aurait considéré – par un éblouissement inversement erroné – comme
le plus bas, le plus lourd et le moins subtil : la terre, les corps et la
matière. Le penseur d’aujourd’hui, celui qui a depuis près de 200 ans été sélectionné
et dressé par cet immense écosystème de récompenses et de punitions réelles et symboliques
dans lequel évoluent les carrières intellectuelles, a très résolument appris à
laisser le ciel aux astronomes, ou mieux encore aux milliardaires.
Rien
ne m’empêcherait bien sûr de payer le prix de mes idées inactuelles en acceptant
le cœur léger de passer pour un hurluberlu qui se serait trompé d’époque. J’ai
beau appartenir à une culture intellectuelle cherchant tant bien que mal à gérer
de toute urgence le contrechoc moral et environnemental du grand désenchantement accompli par quelques brèves générations qui auront suffi à déconstruire la plupart de nos idoles passées et futures et nous auront légué un monde où il servirait autant à rien de commémorer que d’espérer,
je n’en aurais pas moins, et ce, sans même profiter des multiples occasions
d’appropriation offertes par notre multiculturalisme globalisé – je veux quand
même être du bon côté de l’histoire sociale que je me raconte – le droit de me
revendiquer de ce qu’on appelle une culture alternative.
Je pourrais oser croire sérieusement en une astrologie à peine modernisée depuis
Babylone, ou même me faire admettre parmi les flat-Earthers et retrouver enfin ce firmament perdu qui me redonnerait
une place unique – quoique socialement très peu enviable – dans le cosmos de
mon époque. J’avoue que ce genre de vie parallèle me tente. Mais je manque du
courage nécessaire. Je souhaite encore trop me faire comprendre et accepter de la culture dans laquelle je vis pour m’engager aussi souverainement sur le sentier
obscur de la marginalisation et de l’uchronie.
De
toute façon ma formation scientifique a trop définitivement constitué ce qui
pense en moi pour que je puisse espérer parvenir à joindre sans d’impossibles
efforts de dissociation mentale une ecclésia
qui prendrait trop littéralement le parti du ciel comme s’il en allait de son
âme. Il est trop tard et j’en sais trop maintenant. Ni sa vénérable et
harmonieuse plénitude, ni son altitude ou son élévation si longtemps mal
comprises ne sauraient persuader l’ancien physicien en moi d’aller chercher au
ciel le genre de correspondances qui m’intéresse intimement. C’est au contraire
son extrême et inhumaine richesse phénoménale, c’est la solitude muette d’un
vide immense et mystérieux où toutes les masses et toutes les énergies de
l’univers s’offrent à l’infini des jeux à peine imaginables, et dans le plus
insignifiant desquels la vie a tout de même pu se faire un nid pour tous nos
rêves. Je sais ce que ma nostalgie pour un si vaste espace à déchiffrer doit à
l’imaginaire. Je n’en sais donc pas moins ce qu’elle doit à la science. Mais quelque chose en moi semble coûte que coûte vouloir comprendre que l’imagination est plus vitale que le savoir.
Reste
la deuxième condition, d’ordre biographique. Seulement il faudrait que j’aie
moins de seize ans pour y satisfaire. L’idée ne viendrait en effet à personne
de refuser à un enfant ou même à un adolescent le droit s’intéresser de trop
près au ciel. On pourrait même voir cela comme un bon signe. Le système solaire
vaut bien la fée des dents et une saine curiosité ne se prépare pas moins
précocement que l’opportunisme entrepreneurial. L’expérience cumulée de tant de
générations soucieuses de l’avenir terrestre de leur progéniture nous a montré
que l’enfant qui pense ou rêve un peu trop haut saura généralement apprendre
plus tard à revenir sur terre avec un sens de l’émerveillement mieux investi.
Que ses intérêts cosmiques en viendront presque aussi naturellement que l’évolution
des espèces à se conjuguer dans le plus utile ou le mieux adapté. Dans le pire
des cas on pourra presque toujours en condenser les formes les plus rares en
vocations savantes ou en quelque chose de culturellement valable, comme la
vulgarisation scientifique ou, pourquoi pas – mais hors Québec –, la science-fiction.
Bref,
rien d’anormal ou d’inquiétant à ce qu’un enfant puisse trop s’intéresser au
ciel. Or c’est cette dispensation qu’on lui accorde si facilement que je
réclame ici. On ne me l’accordera sûrement pas. À 46 ans je n’ai plus l’âge
requis. Avec ma calvitie étincelante, mes cheveux blanchissants et ce besoin de
plus en plus lancinant de me retirer dans
mes terres – même si par le temps qui courent je ne risque pas
de pouvoir me les payer –, on rétorquera que j’ai non seulement le corps
d’un adulte fini et presque déclinant, j’en ai parfois l’esprit et la mentalité.
Soit.
Mais j’ai encore toujours le cœur d’un enfant.
Je
ne dis pas ça pour me rendre futile et inspirant comme ces citations qu’on
retrouve encore sur certains sacs d’épicerie. L’enfance dans mon cœur est le
fruit d’une pathologie tout à fait hors de mon contrôle, qui m’afflige et me
bénit en m’imposant de temps en temps – heureusement assez rarement – une cure
de rajeunissement aussi soudaine et imprévisible à l’œil nu que ma planète
préférée. Comme un reboot complet de
l’émerveillement et de la vulnérabilité qui ferait toutefois vieillir le reste de
mon être un peu plus vite. Je n’ai donc jamais été complètement adulte. En fait
je n’ai presque jamais eu complètement mon âge.
C’est
à cause de l’épilepsie.
J’en
souffre depuis que j’ai seize ans et à chaque crise une partie de moi doit renaître
et tout recommencer depuis le début. Une toute petite partie. Comme je l’ai dit
mon corps vieillit bien assez vite et je récupère presque toujours en quelques
jours l’accès au gros de mes connaissances
et de mes facultés perdues. Mais dans les replis de mon cœur se cache un minuscule
pétale occulte qui résonne depuis l’origine même du monde avec mille intuitions et
autres vibrations magiques, un ventricule secret qui refuse résolument de
vieillir ou de s’endurcir comme tout le monde.
Je
me souviens encore des circonstances de ma première crise. Je travaillais dans
la cuisine du McDonald's tout près du Centre Laval – alors célèbre chez les plus
jeunes pour son wagon d’anniversaire – et j’avais justement trop fêté, trop peu
dormi la veille. J’étais encore adolescent et je découvrais innocemment l’abus
de certaines intensités. J’étais plus fatigué et plus confus que d’habitude à
mon réveil, mais je ne connaissais pas encore les signes avant-coureurs. J’ai
eu le temps de me rendre au boulot et de commencer à racler les plaques
chauffantes. C’est arrivé sans avertir. Un rien qui grésille. Un blanc luisant
comme de la statique sur les écrans télé d’une autre époque. Puis le plus pur
instant d’inexistence au monde. Un vide plus lourd que le sommeil le plus
profond.
Il
n’y a rien d’autre à dire.
Comme
la mort (à ce qu’il paraît, mais j’ai des doutes) on ne vit pas sa propre crise
d’épilepsie (du moins pas celles comme les miennes, mais il y en a d’autre
types). On s’en réveille quelques minutes plus tard avec le sentiment qu’une
ère géologique s’est écoulée. La première fois que j’ai ainsi repris conscience
on avait eu le temps de fermer le restaurant dans la panique, d’appeler mon
frère à la maison et de faire venir une ambulance. Aujourd’hui encore je ne
connais pas de figure aussi paternellement rassurante que celle de
l’ambulancier qui m’accueille parfois au monde en me demandant on est en quelle
année pour évaluer l’endommagement de ma conscience. Il faut dire que mes
crises sont longues et très dévastatrices. Les convulsions peuvent durer plus
d’une minute et me tordre le corps pour me laisser ensuite raqué par d’intenses douleurs au dos et à la langue – je n’avale
pas, je mords – ainsi qu’avec un épuisement mental pouvant durer une semaine. Je
l’ai déjà dit, heureusement que mes crises sont rares. Entre 16 ans et 25 ans, j’ai
dû en faire une dizaine tout au plus.
Durant
cette première période d’une maladie qui aura informé subtilement cette
décennie qui se révèle souvent la plus déterminante dans la plupart des vies, mon
épilepsie représenta d’abord et avant tout un handicap intermittent que j’ai surtout
tenté de nier sans en assumer les conséquences ou les limites. Je n’ai jamais
tenté à cette époque de faire plus particulièrement que mes amis attention à
mon sommeil, à ma consommation d’alcool – qui en était encore au stade
expérimental – ou à ces sentiments amoureux toujours d’autant plus intenses
qu’ils persistaient dans leur immaturité involontaire à demeurer émancipés de toute
réalité relationnelle et affective. J’avais bien sûr dû renoncer à poursuivre mes
cours de plongée sous-marine, une activité qui venait de commencer à m’intéresser et qui me serait désormais aussi interdite que le parachutisme et la carrière
d’astronaute. Seulement cette soudaine liquidation de vagues et lointaines possibilités
d’aventures, comme je n'avais jamais sérieusement considéré ces dernières auparavant,
je ne me sentais pas le droit d’en vivre le deuil. Et je réalise en ce moment
même que c’est sûrement pourquoi elles reviendraient bien des années plus tard
hanter les poèmes de La vie en apnée
de même que les pages tout étoilées de ce blogue.
À
une ou deux crises par année, les autres rares conséquences corporelles ou cognitives
de ma maladie me paraissaient tout à fait acceptables, même s’il m’est arrivé
plus d’une fois de devoir subir le lendemain d’une crise un examen que j’allais
forcément couler. C’était à une époque où il me semblait encore mal vu de
demander le « privilège » d’une évaluation différée pour des raisons médicales que
je préférais de toute façon nier histoire d'être jugé comme tout le monde. Mais comme
je m’en rendrais compte progressivement, l’épilepsie avait déjà commencé à me frustrer
de ce que je considérais alors avoir de plus précieux : toute mon intelligence. Sans mettre fin aux crises suivantes (qu’ils
ont peut-être d’ailleurs contribué à provoquer), les médicaments qu’on me prescrivait alors me ralentissaient un peu intellectuellement, à peine, mais assez pour
que j’en éprouve vaguement une sorte de manque que je refoulais en m’excitant
de toutes sortes de façons. Assez pour que mes résultats scolaires qui avaient
toujours été splendides en soient affectés. Assez pour que mon avenir
universitaire ne ressemble pas à 100% à ce que je semblais avoir promis au
monde lorsque mon corps avait le même âge que moi.
Mais
j’évitais de penser à cela alors. Je me faisais insouciant. J’avais perpétuellement
le cœur d’un nouveau-né. Je tombais en amour au moins deux fois par mois. Je
n’étais malheureusement jamais pris au sérieux. J’entretenais tout ce dépit croissant
en écrivant de beaux sonnets en véritables alexandrins que j’ai déposés un matin de
juin sur le tombeau de Charles Baudelaire. Il m’arrivait aussi de fuir toute
réalité en passant quelques jours sans me laver pour terminer le tout dernier meilleur
jeu de rôle de ma vie sur ma console de jeu vidéo. Je me souviens de mon cégep
comme d’une période de rencontres et de découvertes perpétuelles, à peine assombries
pas mon décalage de plus en plus marqué avec le monde adulte qui surgissait
partout autour de moi, à commencer par mes amis. À l’université je réussirais de
moins en moins facilement à prouver mon excellence en physique ou en
mathématiques. Je n’en sécherais pas moins de plus en plus souvent les séances
de travaux pratiques. Je me souviens encore de cette semaine où appliquant en
classe les conseils chamaniques de Carlos Castaneda, je notais ce que disaient
mes profs avec l’encre invisible du seul contact entre mon index et la page
blanche, pour que mon corps apprenne sans la « béquille » de l’écrit.
Je
devais passer pour un drôle d’oiseau. Mais comme il m’arrivait encore souvent,
malgré mon imprévisible et très léger déficit cognitif, de voir avant presque tout le monde les solutions que dessinaient
dans ma tête mal médicamentée de jeune adulte les intuitions si vraies et
fulgurantes de mon cœur d’enfant, les jugements rarement sévères qu’on pouvait
porter sur moi étaient souvent teintés d’un vague émerveillement. En jouant
ainsi sans me forcer le personnage du fantaisiste candide, brillant et
inconstant, je me suis fait des amitiés plus facilement que jamais, parfois cruciales
et durables. Un cœur qui s’ouvre facilement à tout n’éprouvera jamais de
difficulté à voir aussi s’ouvrir celui d’autrui. J’ai pu fêter, aimer, me faire
une vraie copine bien plus farouche et aventurière que moi, parler jusqu’à pas d’heure dans les nuits chaudes
de Montréal, pour lesquelles j’allais bientôt quitter le dortoir lavallois de
mon enfance prolongée. Mais le personnage aura quand même fini par devoir
admettre qu’il n’avait pas d’avenir sérieux en science. On m’appréciait
énormément. Mais on me faisait aussi sentir que je n’étais pas à ma place.
Quand
je suis allé en littérature comme on
dit, je commençais déjà à avoir honte de mon épilepsie et de l’immaturité
perpétuelle qui m’affligeait. Pas encore assez pour vouloir changer
complètement qui j’étais. Je pensais que la littérature serait un milieu où ma «
fraîcheur » me nuirait moins qu’en sciences. Que je n’aurais pas besoin d’y
avoir l’air aussi sérieux et sûr de moi pour obtenir le respect de mes pairs.
J’étais un autodidacte. J’avais presque toujours tout lu sans éprouver le
besoin de me faire guider et je me figurais donc la littérature comme un monde qui
me ressemblerait, un monde où la douce folie et l’imagination auraient enfin
leur place. Je n’ai jamais autant eu tort de toute ma vie. Je n’ai jamais
rencontré autant d’adultes que durant mes études littéraires. C’est à cette
époque que j’ai pris le plus brutalement conscience d’appartenir à quelque
chose comme le contraire d’une communauté. Je découvrais un club social
hiérarchisé où tout le monde observait nerveusement tout le monde en essayant
de comprendre les règles du jeu de miroirs auquel il fallait jouer pour se
distinguer.
J’ignore
pourquoi le milieu littéraire de mes souvenirs d’étudiant diffère autant de
celui des sciences, qui m’a semblé beaucoup plus accueillant. En supposant
qu’une telle différence ne résulterait pas uniquement d’un biais subjectif de la
part d’un étranger à un milieu lui révélant enfin qu’il n’avait pas tous les
talents, ou d’un simple effet du mauvais hasard, je crois maintenant qu’elle
tient essentiellement à l’anxiété que provoque forcément un objet d’étude aussi
difficile à objectiver que la littérature, nécessitant elle-même tellement de
conventions souvent tacites pour être abordée de façon à produire quelque chose
qui ressemble à du savoir universitaire.
Toujours
est-il que c’est à partir de cette époque que je suis moi-même devenu de plus
en plus adulte. J’ai rencontré un professeur que j’admirais et par lequel je
suis parvenu à me faire recruter comme assistant de recherche. Un type sérieux.
Fondamentalement gentil, mais très conservateur. Il appréciait ma curiosité sans
bornes. Je l’admirais parce qu’il semblait posséder tout ce qui me manquait et
tout ce dont je croyais alors avoir besoin. De la constance, de la certitude,
une capacité extraordinaire à juger fermement de tout de façon presque
convaincante. Je deviendrais grâce à lui pour la première fois un étudiant non
seulement brillant à ses heures, mais presque fiable et prometteur. Je me suis ensuite
fait une nouvelle copine, plus sérieuse que la première. Elle était plus jeune
que moi, mais je l’admirais surtout parce qu’elle avait déjà quelque chose d’adulte
qui me manquait encore. Cette copine allait un jour devenir mon épouse, puis la
mère de mes enfants. J’allais désormais et un peu grâce à elle apprendre à prendre
soin de mon sommeil et de mon infini besoin d’amour. J’allais apprendre à
m’investir sérieusement dans mes études, dans mon travail, dans mes obligations
de plus en plus nombreuses. Et je ne ferais plus de crise d’épilepsie. Je le
savais tellement que j’ai cessé de prendre mes médicaments, en renonçant du
même coup à mon permis de conduire.
On
dit que les épileptiques peuvent voir l’avenir.
*
J’ai recommencé à réécrire de la poésie vers 38 ans. Ma dernière crise datait d'au moins treize ans. Un très bon âge pour le lyrisme et la magie du cœur. J’avais dit à un de mes rares amis plus fous que moi que je voulais écrire de la poésie pour réapprendre à être clairvoyant. Il approuva sentencieusement ma décision. Ce n’était pas un projet littéraire. L’écriture n’était que le symptôme visible – et pourquoi pas parfois esthétiquement valable – d’un bouleversement total de ma vie qui allait vite mener à mon divorce. J’aurais donc vite fait de reprendre connaissance avec cette source d’insomnie que je refoulais depuis que j’avais trop appris à être adulte, ou avec cet infini besoin d’amour qui m’avait tant dépossédé lors de ma première période épileptique. J’écrivais des quatrains. J’avais abandonné la rime et le mètre de mon adolescence, mais je tenais encore à la rigidité de formes presque rectangulaires. Par un matin de février 2016, seul dans mon appartement de nouveau célibataire, j’ai écrit le quatrain suivant :
Le matin t’a versé du dégel de grisaille. C’est le poids
que tu portes. Il est sur le point d’éclore. Un bouquet
rayonnant a pris racine en toi. Un bouquet d’étincelles
vivaces. Elles ne fleurissent que par un temps qui pleure.
Le
soir même je devais me rendre chez une amie chez que revoyais pour la première
fois en quatorze ans. J’avais vu en rêve l’ameublement et la couleur de son salon.
Je nous avais aussi vus nous embrasser. Quand je suis arrivé chez elle, le
salon s’est révélé exactement comme dans mon rêve. Comme je n’avais pas fait de
crise depuis longtemps, j’avais oublié les signes avant-coureur. Les
prémonitions. Les résonnances magiques. Et cette odeur d’étincelles qui s’apprêtaient
à me foudroyer l’âme. Ce soir et cette nuit-là, je n’ai fait attention ni à mon
sommeil, ni à ce que je buvais, ni encore moins à mon amour. Le lendemain j’ai fait une crise d’épilepsie, la première depuis près de quinze ans, devant
tous mes collègues, au commencement d’une assemblée que j’animais en tant que
coordonnateur départemental (j’étais vraiment devenu adulte).
C’est
tout ce qu’il m’aura fallu pour redécouvrir l’émerveillement le plus total et
la vulnérabilité la plus absolue qui soit. Renaître encore, le cœur tout
neuf, ignorant tout de moi, du monde et de la différence entre les deux, à
peine capable de deviner que j’étais attaché à une civière et qu’il y avait dans
l’au-dessus de moi une lumière blanche pleine de nouveaux regards inquiets et bienveillants
qui semblaient tous m’attendre. C'était mes collègues et amis qui étaient comme
moi en train de découvrir un peu mieux qui je suis.
Je
n’ai pas fait de nouvelle crise depuis. Je tolère assez bien mes nouveaux
médicaments, qui me rendent parfois un peu nerveux ou susceptible, mais ne me privent
plus de ma vivacité d’esprit. Je les prends parce que je suis encore
épileptique. Je ne me le cache pas. Je n’en ai pas honte. Je n’essaie même plus
de guérir. Parce que c’est grâce à cette chance renouvelée de redevenir enfant
pour mieux redevenir adulte ensuite que j’ai appris qu'au lieu de les enterrer
pendant plus de treize ans, j’aurais dû apprendre à cultiver mes étincelles. À
prendre le temps aussi de bien arracher toutes ces mauvaises herbes qui ont
tendance à pousser trop dru dans la friche sans fin de ma conscience.
Ces
étincelles, j'apprends ici à les aimer, à les laisser s’élever en moi, à
leur permettre enfin de se sublimer dans le vaste dehors de l’espace et du
texte. Je sais qu’elles risqueraient sinon encore une fois de mettre le feu à la petite rose magique dans le coeur de ma
tête mercurienne.
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Matthaus Grauter, Le Medecin guarissant Phantasie (vers 1600) |
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