Les trois années de ma naissance

si jamais tu as la chance de te perdre
sur la section nord de l’autoroute 55
si jamais tu as besoin de passer par là

mais il faudra que ce soit bien des années
avant qu’on l’appelle Autoroute de l’Énergie
oui il faudra t’y rendre durant les années 80

c’est trop demander peut-être sauf qu’aujourd’hui
plus rien n’est tout à fait pareil il faut remonter
le temps pour arriver à retrouver le fil des choses

il faudra aussi que ce soit un soir glacial de février
le vendredi après une semaine d’école ou de travail
et il faudra absolument être passé par Montréal

pour emprunter la 20 ou la 40 ça c’est sans importance
même si c’est toujours bien plus déroutant
quand on descend par le pont Laviolette

il faudra prendre la 55 et puis tourner abruptement
sur le chemin Forest et là
                                         juste avant qu’il se casse
pour devenir le chemin du Saint-Laurent

oui là juste au moment où l’heure et demie
de vitesse sur l’autoroute se met à s’apaiser
et à se transformer en un village au nom béni
de Précieux-Sang c’est là qu’il te faudra sentir

mais reste au chaud sur le siège arrière de l’auto

tu n’auras pas besoin de faire descendre la vitre
pour que la vie s’imprègne de l’odeur de foin gelé
de hangar moisi
                           de fumier écrasé sous la neige
de bois d’érable rouge brûlant dans les cheminées

parce que cette odeur c’est le fantôme de mon enfance

 

*

 

on m’a dit que je suis né en 1976
mais ma naissance c’est la honte
que je porte elle date de 1980

c’est la date sur la pièce de dix cennes
que j’avais prise dans la tasse
de petit change de mon père

c’était la première fois

j’ignorais tout de mon innocence
la permission n’existait pas encore
j’avais l’âme nue comme pour un bain

ma mère m’aidait alors à prendre mon bain
et moi le cœur en panique et moi
avec cette pièce de dix cennes entre les doigts

nu comme la honte j’ai décidé de me l’enfoncer
dans le nombril juste assez fort pour la dissimuler
un peu trop fort peut-être parce que depuis
elle n’est jamais remontée à la surface

elle erre partout en moi

je l’ai pourtant cherchée longtemps
une fois au lit je me suis même creusé le ventre

jusqu’à ce que le monde saigne

mais rien ne voulait sortir et depuis
cette chose de métal remue à l’intérieur
chaque fois que j’essaie de demander
tout ce qui compte vraiment pour moi

 

*

 

je ne me souviens pas d'être né

ma mère m’a dit que la tête
ne passait pas qu’il a fallu se rendre
à Sainte-Justine pour me sortir de force
qu’il a fallu faire des tests pour s’assurer
que je n’étais pas hydrocéphale

mais je ne m’en souviens pas

je ne me souviens que des maux de tête
de l’enfant prodige de ses questions
trop vastes des solutions étincelantes
de tous ces chiffres magiques
éclos de son crâne Kinder Surprise

je me souviens aussi être apparu en 1991 

sur une civière

au beau milieu de la cuisine du McDonald
où je travaille je me souviens de mon frère
qui me regarde venir au monde il me demande
on est en quelle année je réponds 1976

Philippe, sérieux, on est en quelle année ?
mais je n’y arrive pas Fred, c’est trop difficile !

je me souviens parfaitement de l’incrédulité
de l’effroi sans nom qui minait son regard
devant ce premier trou

                                        béant

dans ma grosse tête épileptique


Joan Miro, La naissance du monde (1925)


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