Ce qu’on ne voit pas en plongée

Heaven is a place on earth with you
Tell me all the things you wanna do
I heard that you like the bad girls
Honey, is that true?

Lana Del Rey

 

 

Pauvre type, quand même. C’était un peu de ma faute si V l’avait fait contrôler. J’avais mentionné qu’il ferait un bon porte-parole. C’était le plus reconnu, le plus présentable, le seul à s’entendre avec tout le monde dans notre petit atelier biocybernétique clandestin. J’avais aussi fait remarquer à V que son prénom pourrait servir d’acronyme pour le projet.

   Tu veux dire ?

   P.H.I.L.I.P.P.E. Post-humanisme infra-légal impliquant plusieurs problèmes éthiques.

   Ha. Il est un peu tard pour les scrupules, non ?

   Je sais. « On ne fait rien de mal qui ne se fait pas déjà beaucoup plus mal ailleurs, etc. »

   Avoue surtout que t’es beaucoup trop fier d’avoir perdu des heures à mettre au point ton acrostiche foireux.

   C’est de la combinatoire. Même sans implant, pour un cerveau comme le mien, ça prend moins de temps que tu pourrais imaginer. Mais sérieusement, Philippe serait un excellent visage. Il dégage quelque chose de profond et… d’inoffensif. Qui inspire la confiance, la sympathie. Même à l’écran. Moi, les gens se méfieraient. Je passe pour condescendant. Et toi, ma chère V, je n’essaierai même pas de calculer le chaos que tu pourrais provoquer.

   Ce n’est pas par la flatterie que tu vas te hisser dans l’organisation, Sépher… Mais tu penses vraiment que Philippe…? Il y a des trucs à son sujet que je ne vous ai jamais racontés. Il faudrait au moins le tester.

Elle n’avait pas tort. On n’allait pas lancer un être aussi remarquable dans la fosse médiatique sans prendre quelques précautions. On lui a donc fait passer toute une batterie d’épreuves et d’évaluations physiques et psychométriques. Tout s’est très bien passé tant qu’on s’en est tenu aux questionnaires et aux tests de performance. Les résultats ? Positivement exceptionnels… Les anomalies se sont manifestées seulement une fois qu’on l’a branché sur MIND, le module intégré de neuro-déchiffrement. C’est Rhéa qui avait mis au point l’appareil, non sans recourir à mes conseils au moment de le baptiser…

   Comment tu t’appelles ?

   Philippe.

   C’est un autre pseudo ? Parce que selon le module…

   J’ai juste un pseudo, Rhéa. Philippe, c’est mon vrai prénom.

   Ok… et ta couleur préférée ?

   Je sais pas trop… quand j’étais petit c’était bleu. Je dirais maintenant… anthracite ?

   Ben là…

   Ben quoi ?

   MIND dit que tu mens.

   Ça doit être ton appareil qui bogue. Pose-moi une question plus claire.

   Ok… Il est quelle heure ?

   Deux heures et quart.

   Tu mens encore.

   Quatorze heures, quatorze minutes et… quinze secondes !

   ...

   Mais IL EST deux heures et quart !

   Je sais, mais selon tes signaux corporels, tu mens.

 

_____________________

 

Enfant tu étais incapable non seulement de mentir, mais même de cacher quoi que ce soit à qui que ce soit. Chaque émotion se lisait sur ton visage comme une faute marquée en rouge sur une page blanche. Tu étais parvenu, non sans difficulté, à engloutir cette incapacité au plus profond de toi-même. Mais elle persistait toujours, mort-vivante, prête à refaire surface. Lors de ta première date avec V, par exemple…

   Ça te gêne quand je te parle de… ?

   Euh…

   Non, non, t’en fais pas, tu es vraiment mignon quand tu rougis.

Elle ne t’avait pas dit cela pour être gentille. Oh non… Tu avais depuis longtemps fini par réaliser que ta sincérité involontaire faisait aussi ton charme. Que c’était une force. Qu’on te faisait toujours spontanément confiance. Il n’y a que ta mère qui n’a jamais voulu comprendre. Elle te répétait que tu étais trop pur, trop innocent pour le monde réel. Qu’on allait abuser de toi. S’il fallait qu’elle te voie le corps partout branché comme ça. L’âme tout affichée à l’écran. Pauvre femme… Elle n’a jamais compris. Mais toi non plus dans le fond tu ne comprends pas. Tu sais seulement que d’aussi loin que tu puisses te souvenir, tu t’es toujours senti extrêmement seul. Pas que tu aies manqué de proches ou d’amis. Non. Tu as toujours eu de la facilité à faire des rencontres aussi soudainement intimes que durables. Trop de facilité, peut-être. Tu demeures perpétuellement avec l’impression que chaque rencontre n’est qu’un prélude un peu trivial à ces vraies retrouvailles que tu attends désespérément et qui ne finissent jamais par arriver. Comme si toute ta vie intime en était restée au stade des présentations, des préliminaires, des jeux de société. Tu repenses à V, à votre véritable première rencontre. C’était il y a vingt ans.

   Salut ! Moi c’est Phil.

   Salut Phil ! Moi c’est Éva. Mon père et moi on est dans le chalet d’en face pour la semaine.

   T’aimes les jeux vidéo ?

   Oui, non, ça dépend… mon père veut pas que je joue. Il dit qu’on n’est pas venus ici pour s’enfermer en dedans.

   Ben tu passeras chez nous quand tu pourras. Ma mère, ça la dérange pas si on joue… même toute la journée.

La suite s’était déroulée de façon prévisible. Une amitié de vacances typique, avec toutes les étapes requises, immuables. Puis plus jamais de nouvelles. Elle ne t’a toujours pas reconnu. Et toi tu ne lui en parles pas. Est-ce plus réel cette fois-ci ? La vraie rencontre a-t-elle eu lieu maintenant que vous… Rhéa… Qu’est-ce qu’elle te veut encore ?

   Phil ?

   Oui…

   Tu pensais à quoi, là ?

   Au fait que je me sens profondément seul ici, branché à ta machine. Pourquoi ?

   Parce que quand tu le penses, c’est vrai.

   Ok ?

   Mais ce qui est bizarre, c’est que là, quand tu me le dis, c’est faux.

   Cibole !

   Oui !

   Quoi, oui ?!

   Cibole ! C’est la première chose que t’as dite de vraie depuis qu’on a commencé.

   Mais ça veut rien dire !

   Il semblerait que pour toi ça veut dire quelque chose de vrai.

   Je peux juste sacrer pour le reste de mes jours si tu veux… batinse de câlisse !

   Hahaha ! T’es pas très très crédible quand t’essaies d’être vulgaire.

 

_____________________

 

Je n’aurais pas dû procéder aussi vite. Mais les tracés neurophysiologiques sur le moniteur étaient tellement… S’il ne présentait peut-être rien de manifeste à l’œil non averti, Philippe venait pour moi de devenir une partition aussi insolite que triste. Je ne pouvais encore que pressentir pourquoi, mais les rythmes superposés de ses oscillations cachaient des profondeurs qui me paraissaient peuplées de monstres et de béances parmi lesquelles j’aurais bien pu m’abîmer sans fin, scientifiquement parlant. Comment V avait-elle mis la main sur lui ? C’était un cas absolument unique. Ses ondes cérébrales surtout. De subtiles mais indéniables dissonances lorsqu’il parlait. De délicates rugosités fractales, des décalages presque douloureux. Néanmoins, après certains moments de silence, ou lorsqu’il semblait dire la vérité, de telles résonances… oh oui… une cohérence absolument exceptionnelle ! Comme si les hémisphères parvenaient en lui à se rencontrer enfin, sans perdre leur individualité. J’aurais bien sûr dû me demander comment il éprouvait tout cela de l’intérieur. Et quel serait l’effet sur lui d’une période continue de sincérité pour ainsi dire infligée. Je suis neurologue, pas psychologue. Je n’anticipais aucun risque cérébral et j’étais peut-être sur le point de faire ma première, ma seule grande découverte. Il ne fit bien sûr pas objection à l’injection du sérum.

   Tu sais que tu ne pourras rien me cacher après ça ?

   Oui, je sais. Ne me pose juste pas de question sur ce que je pense de toi en secret.

  

   Tu vas m’enregistrer ?

   Oui, bien sûr.

   Merci de faire tout ça.

   Pourquoi tu me remercies ?

   J’ai hâte de savoir ce que je pense vraiment. Tu crois que ça pourrait me reconnecter à quelque chose d’important ?

   N’espère pas trop. C’est probablement encore juste une anomalie qu’on ne comprend pas dans le fonctionnement de ton cerveau.

   Oui. Peut-être que c’est juste ça aussi.

Les résultats ne furent pas immédiatement concluants. Côté neurologique, son état n’a pas vraiment évolué tandis qu’on le forçait chimiquement à dire la vérité. Mêmes résonances, même cohérence. Parfois seulement quelques brefs et remarquables instants d’absence dans les tracés. Il faudrait explorer cela plus tard. Au moins il ne souffrait pas. Au contraire, ses centres du plaisir semblaient tous stimulés, de façon diffuse mais continue. On pourrait poursuivre l’expérience durant quelques heures au moins sans l’épuiser excessivement. C’est plus du côté verbal que l’expérience a pris un tour pour le moins étrange. Plus ses réponses à nos questions étaient neuro-physiologiquement « vraies », moins elles avaient de sens. Selon Sépher, si on mettait de côté ce qui relevait du domaine de l’interjection ou du babillage sonore apparemment insignifiant et impossible à retranscrire, ce qu’il disait constituait un « discours » qui n’était pas entièrement incohérent, le tout relevant d’une forme relativement structurée d’automatisme verbal.

   Quoi ? Tu veux dire que ce serait une forme de poésie abstraite ? Qu’il parle en langues ?

   Pas exactement. Mais selon mes premières observations, les structures phonétiques et syntaxiques sont similaires. Et très riches en homonymies. Exemple : « La lime n’a de vie qu’un faune peut-être… » On pourrait tout aussi bien comprendre : « La limnade vit qu’un faux ne peut être… » Tu vois l’ambiguïté ? Il y en a partout dans ce qu’il dit.

   Mais ça veut quand même rien dire. Et c’est quoi la limnade ?

   C’est le nom d’une divinité antique, une sorte de nymphe aquatique. Il y a peut-être d’autres homonymies possibles. Si tu veux bien tout me transférer, je pourrai faire de véritables analyses. Je crois que Phil cache des trésors…

J’ignore encore ce que révéleront les analyses de Sépher, mais durant les heures qui ont suivi, Philippe n’a prononcé qu’une seule phrase qui m’ait paru vaguement sensée. Il semblait m’accuser du regard : « Si seulement tu pouvais toi aussi te voir disparaître sous les vagues de soleil ! » Selon mes indicateurs, le degré de sincérité de cette phrase plutôt poétique, en effet, atteignait le degré d’une confession. Il s’est endormi peu de temps après.

 

_____________________

 

Le rêve demeure toujours le même. C’est l’été. Un doux soleil de juillet se couche entre les silhouettes obscures des deux grands pins de l’autre côté du lac. Tu te baignes dans une eau fraîche avec ta toute nouvelle amie. Mais dans vos cœurs il ne fait aucun doute que vous vous connaissez depuis toujours. Même si son visage change chaque fois. Aujourd’hui ses cheveux sont blonds et sentent la paille fraîchement mise en ballot et tu te rappelles alors avec une nostalgie qui te transperce le cœur, oui tu te souviens enfin de toutes ces années que tu as passées à travailler la sueur au front dans d’immenses champs de blé lointains. Demain ses cheveux se feront débauches de tresses noires et la souveraineté de sa voix te rappellera d’autres enfances, aussi lointaines, vécues à l’ombre des palmiers, juste assez loin de cris et de violences qui te font encore mal aujourd’hui. Mais aujourd’hui, demain n’existe pas. Quelque chose sourit dans ses yeux aux couleurs chatoyantes et complices. Tu ne peux t’empêcher de rire lorsqu’elle s’approche de toi. Tu sais que chaque fois qu’elle te prend dans ses bras, c’est le ciel qui vous embrasse. Alors tu plonges dans l’eau. C’est un jeu. Tu t’amuses à la faire disparaître. Elle n’existe pas sans son visage. Tu te dis que son corps n’est peut-être qu’une sorte d’entente qui ne vaut qu’entre vous deux. Puis tu remontes reprendre ton souffle à la surface. Elle t’attend en riant. Maintenant c’est toi qui dois la prendre dans tes bras. Le soleil s’est couché. Les pléiades apparaissent une à une dans un ciel scintillant de bienveillance. Tu plonges encore même si tu sais qu’une de ces fois elle disparaîtra définitivement et qu’il te faudra la rechercher durant des vies entières avant de te réveiller, triste et abandonné. Le rêve demeure toujours le même. 

 

_____________________

 

Je n’aurais pas dû reprendre contact avec lui. Je l’avais reconnu tout de suite sur l’application de rencontre. Son profil était extrêmement sobre. La seule photo de lui le montrait en plongée, en train d’inscrire les lignes floues et illisibles d’un texte ou d’une équation dans un cahier dont seul un coin était visible. Une brève enquête m’a permis de découvrir qu’il était devenu chercheur en intelligence artificielle. Il en était à son deuxième stage postdoctoral. Ses articles sur les frontières dissociatives des systèmes informationnels intégrés étaient déjà considérés comme fondateurs et promettaient une redéfinition complète du deep learning. Il était de passage à Montréal pour un colloque. Je ne comptais pas nécessairement passer la nuit avec lui, mais il ne faisait aucun doute que j’allais devoir parler de lui à Sépher, à Rhéa et aux autres. Il détenait peut-être la clé pour résoudre la plus importante difficulté de notre projet. Mais il ne m’a pas reconnue. Avait-il oublié ? C’était il y a vingt ans. Nous avions passé presque toute la semaine à jouer ensemble à ses jeux vidéo. Au deuxième Bioshock si je me souviens bien. Sa peau rousse ne tolérait pas le soleil. On ne sortait qu’en fin de journée pour se baigner. Il était amoureux de moi. C’était facile à voir. Je me souviens de la dernière soirée. Il plongeait et replongeait sans cesse, souvent pour plus de deux minutes, mesurant avec sa montre le temps qu’il parvenait à tenir sous l’eau sans respirer. Il cherchait à m’impressionner. Et il a bien failli se noyer. J’avais dû courir chercher du secours. Je me souviens encore de la marque rose sur son front, de son corps d’un bleu laiteux gisant dans le sable tandis que son oncle le réanimait.     

Il était tout souriant à son réveil. Il avait l’air profondément reposé. Rhéa l’avait débranché puis était revenue me voir quelques heures plus tard, l’air inquiet.

   Il s’est passé quelque chose durant l’expérience. 

   Il y a un problème ?

   J’ai dû faire d’autres tests. Le cerveau ne veut plus repasser en mode « normal ». Ça fait pourtant des heures que le sérum ne fait plus effet. Je lui ai présenté les résultats de l’expérience. Et l’enregistrement. Je crois que ça l’a ébranlé…

   Comment va-t-il ?

   Je peux te confirmer que sur le plan neurologique, il est plus épanoui que toi ou moi. Cognitivement il se porte presque normalement… il est déjà en train de faire des calculs sur son ordinateur. Il semble très inspiré.

Les travaux auxquels Philippe allait désormais se consacrer devaient se révéler aussi révolutionnaires que déterminants pour le projet. Mais après ce regrettable incident, il n’a malheureusement jamais plus été en mesure de s’exprimer verbalement. J’ignore si c’est par choix ou par nécessité. Je sais seulement que je n’oublierai jamais la virulence de l’euphorie qu’il éprouvait tandis que je lui caressais le front du bout des doigts, son corps se débattant pour remonter à la surface.




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