chroniques mercuriennes 6 - les amants hermétiques

Ryota Kajita, Frozen bubbles #26 (2014-2018)

– Il faut que je te montre de quoi.

C’est Sophie qui revient de son excursion au cratère Prokofiev. Elle a l’air troublé, les yeux humides, mais je la connais assez pour ne pas lui montrer que je m’en rends compte.

– Tu as trouvé quelque chose ?

– Si on peut parler de chose… Il y a un étang congelé là-bas. Et dans l’étang il y a un, ou plutôt… il vaudrait mieux que tu ailles constater toi-même.

Je l’ai déjà mentionné, je n’aime pas me déplacer sur Mercure. Je suis malhabile. Je parviens mal à visualiser mon corps et mon environnement. Et même si on fait ici seulement 38% de notre poids terrestre, comme il faut parcourir plus d’une centaine de kilomètres pour parvenir à la seule extrémité d’un cratère faisant lui-même 56 kilomètres de rayon, j’ai peur de me fatiguer en chemin, d’épuiser le peu d’attention que j'arrive à canaliser ici, de finir par trébucher en tentant maladroitement de descendre une paroi rocheuse abrupte. Évidemment je ne risque rien de plus que de me réveiller soudainement dans mon lit…

Sophie doit lire dans mes pensées.

– Viens dans mes bras, ferme les yeux et laisse-toi emporter.

Sophie est capable de nous faire apparaître instantanément partout où elle le souhaite sur la surface de cette planète qu’elle connaît comme sa poche. Quand j’essaie d’apparaître seul, à moins que ce soit à un endroit dont j’ai déjà l’habitude, comme ce pôle nord où je viens souvent m’asseoir pour méditer, j’arrive seulement à manifester des lieux ne rappelant que génériquement cette planète qui ressemble tellement à la lune. Des lieux n’existant pas assez concrètement pour qu’une rencontre y soit possible même avec un vieil ami ou la plus proche des âmes sœurs. Je serais certainement incapable de me faire apparaître en un endroit aussi exposé que ce secteur du cratère Prokofiev où la sonde Messenger a détecté de l’eau et des composés organiques il y a quelques années.

Sophie devait écouter les mêmes émissions de science-fiction que moi lorsqu’elle vivait encore sur la Terre. Notre déplacement est accompagné par le bruitage sonore du téléporteur dans Patrouille du cosmos. Le roucoulement scintillant de cet appareil me rassure par sa familiarité, par l’impression de maîtrise scientifique qu’il chercher aussi à susciter. Pour un instant d’extase et de nausée qui ne demeurent supportables qu’à cause de leur évanescence, je sens mon corps se sublimer en sept quadrilliards d’atomes qui déménagent pour recomposer tout de suite un nouveau moi. Je suis théoriquement le même. Mais je me sens ailleurs. Et la voix de Sophie se confond pour quelques secondes encore avec celle de mes pensées. On se connaissait avant de se rencontrer ici.

J’ouvre les yeux. Nous sommes dans un creux d’environ cent mètres de diamètre. Une sorte de cratère dans le cratère. Par-dessus l’horizon nous cachant maintenant ce cher soleil qui achèvera demain sa promenade d’une semaine dans la constellation des Gémeaux, on peut voir luire le ruban d’or d’une éruption solaire.

– Je crois vraiment qu’on se connaissait avant de se rencontrer ici.

– Pourquoi tu dis ça ?

En guise de réponse elle me fait signe de la suivre. Quelque vingt mètres plus loin, elle me montre une étendue de glace noire d’environ deux par trois mètres. La surface gelée, trop parfaitement lisse et ovale, ressemble à une gigantesque camée où les reflets rougeoyants de l'éruption solaire semblent offrir un surcroît de vie spectrale à une scène aussi triste que magique. À un pied sous la surface sombre et luisante, dans l'étanchéité d’une bulle de méthane dont la paroi aurait miraculeusement été sculptée de l’intérieur selon des contours et des proportions d’une époustouflante précision, deux béances de givre reposent amoureusement lovées dans leur creux gelé de la planète la plus chaude, enlacées à jamais l’une à l’autre. L’une évoque immédiatement un chevalier médiéval un peu trop jeune et délicat pour sa cotte de mailles, l’autre une femme un peu plus jeune encore, vêtue d’une longue robe blanche à bretelles. Elle a des ailes d’ange.

– Je suis sûre d’avoir déjà vu cela avec toi.

– Je ne veux pas te faire de peine, Sophie, mais je reconnais la scène et on est des centaines de millions à l’avoir vue. C’est un baiser tiré d’un film des années 90.

Baz Luhrmann, Romeo + Juliet (1996)

– Et que vient faire ce baiser ici ?

– C’est peut-être juste une association libre. On est en plein coeur du cratère Prokofiev. C’est le nom d'un compositeur soviétique d'origine ukrainienne, reconnu pour son ballet Roméo et Juliette. Tu as probablement déjà entendu la Danse des chevaliers. Je t’ai déjà parlé de cet ami amateur d'occultisme qui m’a appris que les planètes du système solaire seraient habitées ? Selon lui le corps astral de William Shakespeare aurait évolué durant des siècles sur Mercure avant de venir s’incarner dans l’Angleterre du XVIe siècle. Le seul lien évident entre ces deux célèbres artistes mercuriens se sera fait tout seul dans nos têtes.

– Mais je ne connais pas ce Sergueï Prokofiev et tu ne m’as jamais parlé de ton drôle d’ami. Je ne vois pas pourquoi j’ai imaginé cela comme toi, pourquoi j'ai éprouvé le besoin de pleurer si ce n’est qu’une scène d'un film que je ne me souviens même pas avoir vu.

– Je ne peux pas répondre pour toi. Mais tu sais que ce qu’on oublie ne disparaît jamais complètement. Tout persiste. Même ce qu’on a cru fuir à jamais sur cette planète pas tout à fait imaginaire. Personnellement, je peux te confier que ce baiser me touche moi aussi. C’est triste et beau. Ça me rappelle cette fusion de l’intime et de l’asphyxie qui m’avait tant habité lorsque j’écrivais La vie en apnée. Mais la même scène risque facilement de provoquer chez toi comme chez n'importe qui toutes sortes d'autres associations parfois profondes ou bouleversantes.

– Tu penses à quoi ?

– On dirait une allégorie de l’union mystique entre l’effort et la grâce. J’écrivais un peu à ce sujet au moment où tu découvrais les lieux. L’effort est incarné ici par un Leonardo DiCaprio trop beau, trop jeune et trop maigre pour son armure parce que tout ce que nous faisons pour nous rendre dignes du ciel doit forcément être aussi pur et paraître aussi dérisoire que possible. Quant à Claire Danes, c’est un être céleste dans le corps d’une adolescente plus jeune, plus menue encore que ce simple mortel dont elle est amoureuse et à qui elle s’abandonne alors même qu'un ange est infiniment plus ancien et plus puissant. C’est avec un tel amour et un tel abandon que la grâce de Dieu nous est donnée. Et regarde comme ils ferment tous deux les yeux pour s’embrasser. L’union mystique ne peut pas être vécue et constatée en même temps…

– C’est une belle explication, mais tu sais que les confusions mystiques ne fonctionnent pas sur moi.

– Peut-être. Mais je suppose que comme bien du monde, tu as déjà été amoureuse. Ou que tu as déjà lu des histoires d’amour. Ce premier baiser saisi sur le vif et immortalisé pour nous a quelque chose de sculptural par sa matérialité et par sa permanence. Mais il est aussi très iconique d’un point de vue littéraire. Cette rencontre de deux amants tragiques ainsi creusée dans la glace mercurienne, n’est-ce pas aussi une rencontre uchronique – invraisemblable a priori mais nécessaire quand même – entre ces neiges d’antan qui sont autant d’illustres beautés perdues qui hantent à jamais la Ballade des dames du temps jadis de Villon, ces paroles gelées qu’entend le Pantagruel du Quart livre de Rabelais lorsqu’elles fondent au printemps, et ces eaux mélancoliques et nostalgiques du Lac de Lamartine ? Ce baiser entre les plus célèbres des amants, cette déclaration d’amour figée dans la fraîcheur hermétique d'un phylactère à deux nous demande encore, à nous qui en sommes les seuls témoins :

Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !

– Je te félicite pour ta virtuosité herméneutique, mais comme toujours tous ces beaux liens-là n'existent que dans ta tête. Pour répondre à ta question, je ne me souviens pas si j'ai déjà été amoureuse. Je crois que oui. Je me souviens vaguement d'un espoir déçu. Mais je ne me souviens plus par qui. Tu crois qu’on a déjà été amoureux toi et moi ? C’est peut-être pour ça que ce baiser nous touche autant tous les deux ?

J'ignore qui elle a pu être avant de se réfugier ici, mais je crois que nous n’avons jamais été amoureux, Sophie et moi. J’imagine mal une relation plus platonique que la nôtre. Sauf que je sens qu’aujourd’hui, les rôles traditionnels entre le maître socratique et son disciple vont peut-être s’inverser. D’habitude, c’est Sophie qui m’aide à voir les choses plus clairement. De nous deux c’est elle la plus logiquement rigoureuse, la plus scientifiquement objective. Sauf qu’elle semble ne rien vouloir comprendre aux ambiguïtés de la vie et de la littérature. 

Elle ne m’en parle jamais parce qu’elle ne veut pas me blesser, mais je devine bien à ses silences bien intentionnés qu’elle apprécie peu le mélange baroque de ce que je tente d'écrire ici. Argumentation philosophique et poésie, vulgarisation scientifique et fantaisie dramatique, critique littéraire et récit autobiographique : je confonds selon elle des genres aux visées bien distinctes. Elle ne comprend pas à quoi je veux en venir, quel est mon point de vue sur les choses, quel propos j’essaie d’articuler. Mais cette non-chose à laquelle je tiens tant à rester fidèle est la seule chose que je comprends peut-être mieux qu’elle. Je crois qu’il n’y a rien de plus important. C'est ce que je tente de lui expliquer.

– Ça te touche parce que c’est un symbole.

– Un symbole ? Tu veux dire un signe, une convention qui nous permet de communiquer les uns avec les autres ?

– Un symbole, c’est plus mystérieux, plus ancien et plus vivant qu’un signe. Un symbole, c’est un tiers logiquement exclu et pourtant nécessaire, c’est une résonnance qui insiste entre – et outre – ce qui n’est que subjectif ou objectif.

– Tu sais que quand tu expliques les choses, tu as tendance à les obscurcir ?

Obscurum per obscurius. Expliquer l’obscur par le plus obscur encore. C’est une devise de l’alchimie. Généralement je préfère ne pas expliquer du tout.

– Je ne vois pas comment une telle méthode est censée aboutir à quoi que ce soit.

– Le but n’est pas d’aboutir. Le but c’est d’arriver à ce qui commence. 

– Tu sembles trop fier de citer quelqu'un qui serait en désaccord avec ce que tu fais dire à ses mots. Mais en admettant que ce que tu dis ait un sens, en quoi est-ce censé expliquer pourquoi ce symbole-ci me touche autant ?

– Parce qu’il te parle de ce que tu étais avant d’arriver ici. Mais cela, aucun argument ne va t'en convaincre si tu ne joues pas un peu à essayer toi-même de donner sens à ce symbole.

– Je veux bien. Mais je pense que ça n’a rien de personnel. Je crois que c’est juste beaucoup plus abstrait, plus général et plus universel que tout ce que tu t’es imaginé jusqu’à maintenant.

– Ah oui ?

– Ce baiser, c’est un symbole du symbole en général. Depuis tantôt il nous promet à tous les deux une sorte de révélation qui serait en même temps une réconciliation finale entre notre quête de sens, symbolisée par le chevalier, et le sens lui-même, symbolisé par l’ange. Mais la promesse est vide et ne tient que si on ne la met pas radicalement à l’épreuve.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

Je sens que Sophie va bientôt me prouver qu’elle est plus habile que moi même dans mon propre sanctuaire et que je n’aurai eu qu’à tenter de définir ce que pouvait être selon moi un symbole pour qu’elle détruise tout ce à quoi je crois tant tenir. Je n’en suis pas moins réjoui de la regarder se remettre enfin à sourire alors qu’elle se prépare à me répondre par une autre question.

– Qu’est-ce qu’il faudrait faire si on voulait savoir, si on voulait littéralement vérifier ce qui se cache à l’intérieur de ce symbole ?

– J’imagine qu’il faudrait creuser un trou.

– Oui sauf que si on creuse un trou…

– Si on creuse le gaz va s’échapper et il ne restera plus que du vide.

– Oui. Et si on creuse encore plus, si on creuse partout autour pour libérer entièrement ce qui se cache dans la glace ?

– Il ne restera plus rien. La bulle en forme d'amour aura disparu. Quand on dégage tout ce qui empêche l'entière exhibition de ce qui se cache au fond des choses qui nous touchent le plus, il ne reste plus rien.

– Voilà !

– Oui, oui, c’est une belle phrase, peut-être même vraie par moments. Mais tu crois vraiment que c’est ce qui t'a fait pleurer tantôt ? Le vide au bout de notre quête de sens ? Tu crois sûrement qu'au fond tu n’es rien, que tu es ultimement vide toi aussi. Seulement dis-moi alors comment tu peux croire en même temps qu’on se connaissait avant ici ? Parce que je vais te dire une chose. Je suis peut-être d’accord avec le vertige que tu viens de m'aider à fixer, mais ça ne change rien. Pour moi, cette phrase veut quand même dire le contraire de ce qu'elle veut dire pour toi.

– En es-tu sûr ?

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