une chambre avec vue sur la nuit : midnight mass
Qu’arrive-t-il quand on meurt ?
Franchement je l’ignore, mais j’espère que ce sera plus
facile que l'accouchement de cet essai critique.
Cela fait des semaines que je remets à plus tard l’écriture
de ce qui se veut ici le premier d’une série d’aperçus sur des œuvres qui trouveront
une place dans mon petit firmament virtuel moins en vertu de leurs qualités
esthétiques – ou mieux encore de la pertinence de leur message – que parce qu’elles portent en elles ne serait-ce qu’un
seul instant qui me semble avoir été vécu à partir de ce même lieu triste et
magique que j’essaie ici de nous rendre plus familier par l’alchimie d’une écriture
bien incertaine et qui se cherche encore laborieusement.
Je devais pressentir que ce texte me demanderait beaucoup plus
d’efforts que d’habitude, efforts que je consacrerais pour l’essentiel à
ajourner dans le texte lui-même le traitement du beau sujet dont je ne parlerai qu’à la toute fin.
Il faut dire qu’il est pénible pour moi – comme pour presque
tout le monde, mais à chacune et à chacun ses raisons – d’écrire sur le monde
qui nous entoure de prime abord, soit celui des réalités matérielles et sociales communes auxquelles participent forcément
aussi ces livres, ces films ou ces séries télé offrant une vue sur la nuit dont j’aimerais parler, justement. Comme la plupart d’entre nous, ce monde qui nous
submerge peut moi aussi me choquer, m’enchanter, m’inquiéter ou me donner à
réfléchir. Et comme presque tout le monde, surtout si je suis en bonne
compagnie – j’essaie pour un instant de nous imaginer dans un chalet de bois rond chauffé au poêle, assis ensemble sur une causeuse rustique encore moins élégante que confortable, j’essaie d’imaginer
qu’il est onze heures passées, que les
autres peu importe qui soient-ils dorment déjà et que je m’apprête à nous
verser un deuxième, un troisième verre de vin – je trouve alors de bons mots et même parfois de belles phrases pour parler des choses de ce monde.
Mais à l’écrit, presque toujours quelque chose provenant d’ailleurs semble vouloir me nuire. Dans
la solitude de l’écriture, ce qui me choque, ce qui m’enchante, ce qui m’inquiète,
ce qui me donne le plus à réfléchir à propos du monde, ce n’est pas tant ce qui
s’y passe que le seul fait qu'il existe, un fait beaucoup trop brut pour être
développé en un point de vue intéressant
et pertinent sur quoi que ce soit – il n’y a qu’à penser ici au magnifique désastre que
fut Heidegger. C’est comme si je perdais en écrivant cette faculté, cet
équilibre mental aussi précieux que précaire entre l’intelligence critique et le
sens du réel, équilibre dont dépend vraisemblablement la stabilité du monde et sans
lequel nous n’aurions peut-être à partager que des fragments de rêves
évanescents. J’ignore si c’est l’effet chez moi de la solitude inhérente à l’écriture
ou de la présence trop concrète et objective de mes mots à l’écran, mais le
monde existe beaucoup moins quand je m’entends parler et quand j’ignore
à qui je parle. Or comme je ne peux écrire qu’à partir de ce que je pense, perçois,
ressens ou m’imagine tout seul, et comme tout cela ne s’articule que très
rarement en points de vues clairs sur des choses bien définies, ce qui suit ne
sera probablement pas une critique en
bonne et due forme.
*
Bref, c’est moins d’un mois après sa sortie sur Netflix l’automne
dernier que mes filles et moi avons vu Midnight
Mass, série d’horreur de Mike Flanagan dont nous avions déjà apprécié au
plus haut point, non sans hurler à maintes reprises notre communauté d’effroi, The Haunting of Hill House et The Haunting of Bly Manor. Or cette nouvelle
série se déroulant dans une petite communauté de pêcheurs habitant une petite
île imaginaire de la côte est des États-Unis – j’avoue ici qu’on pourrait me
vendre n’importe quel navet avec ce seul contexte – et les
critiques étant en plus généralement très bonnes, les attentes étaient très
élevées même si le genre d’histoire d'horreur à laquelle on allait avoir affaire se laissait mal
deviner dans le titre ou dans les bandes annonces.
Je dois donc dire avec regret que notre consensus familial sur
l’œuvre de Mike Flanagan s’est légèrement heurté à Midnight Mass, une série que j’ai considérée trop vite comme un
chef-d’œuvre et que mes filles ont quant à elles trouvée certes bien jolie et
bien intéressante, mais tout de même… ennuyante. L'ennui résultait autant du
déploiement selon elles trop lent de l’horreur que de la présentation trop détaillée
de croyances et de rituels religieux catholiques ne servant manifestement plus
de référents communs dans le monde où elles vivent. Fait assez rare,
il m’a donc fallu insister pour qu’on poursuive le visionnement sans attendre
une semaine entre chaque épisode. À chaque foyer ses valeurs pédagogiques, mais
chez moi, quand on commence quelque chose…
Je donnerai raison à mes filles. Midnight Mass est peut-être une série réussie,
mais c’en est une peu adaptée au goût du jour.
Et si elle m’a tant impressionné, c’est peut-être surtout parce qu’elle touche de
si près et si explicitement cet imaginaire qui me semble le plus
personnel et que je crois peut-être vainement être en même temps le plus universel
lorsque j’essaie du lui donner forme sur ce blogue. Peut-être suis-je seul moins seul que je pense.
Midnight Mass ne
serait donc pas tant une série télé visant – et parvenant donc plus ou moins
bien – à renouveler le genre de l’horreur qu’une sorte d’essai cherchant à
repenser, depuis le cadre plus ou moins conventionnel de l’horreur, les grandes questions. Ce serait un essai anthropologique
cherchant à questionner et réécrire les mythes fondant ce sentiment de
communauté au sein duquel nous cherchons tous parfois refuge. Ce serait un essai
psychanalytique cherchant à renouveler esthétiquement et symboliquement l’imaginaire du jour et de
la nuit comme fondements les plus extrêmement inquiétants de notre expérience
du monde. Ce serait un essai philosophique et religieux cherchant à remettre en
scène notre dialogue interrompu avec la mort, l’éternité, le deuil et la
rédemption.
Une telle proposition télévisuelle pourra paraître déconnectée
ou prétentieuse. Mais il ne fait aucun doute que Mike Flanagan et son équipe sont parvenus à exprimer
quelque chose de magnifique et de presque inédit à propos de ces grandes
questions qui ont souvent trop peu à voir avec ce qui fait ordinairement la
qualité ou l’intérêt d’une œuvre de fiction, surtout à la télé.
Comme je ne veux rien divulgâcher, je ne parlerai que d’une
seule scène, scène centrale de cette série qui ne serait en somme qu’un vaste contexte sémantique et esthétique pour la conversation qu’elle rend possible entre
les deux personnages principaux, Erin Greene et Riley Flynn. Tous deux
viennent de revenir sur Crockett Island, berceau de la petite communauté
catholique isolée au sein de laquelle ils ont grandi et qu’ils avaient quittée dans
l’espoir de mener une vie meilleure et différente. Or pour tous deux ce retour chez
soi marque le naufrage de cet espoir, lui qui s’étant d'abord enrichi dans la
capital-risque vient de sortir de prison pour avoir causé la mort d’une jeune femme
en conduisant avec les facultés affaiblies, elle qui après des années d’abus psychologiques
et physiques de la part de son mari vient de trouver le courage de le quitter
seulement une fois enceinte de lui.
Pour des raisons que je vais taire, Erin vient de faire
une fausse couche aussi impossible à comprendre qu’à accepter. Ils sont tous
deux chez elle, dans l’ancienne maison de sa mère. Il est presque minuit, ils
sont tous deux assis sur une même causeuse, et il lui pose la grande question.
Qu’arrive-t-il quand on meurt ?
Il ne faut pas s’attendre à des réponses originales lorsque
la question est aussi vieille que l’humanité. Ce qu’il y a de magique dans
cette scène de Midnight Mass, c’est moins
le contenu des réponses que la candeur et la probité avec laquelle, alors qu’il
semblerait beaucoup plus facile et socialement approprié de se taire, les deux
personnages vont se permettre de décrire ce qu’ils osent croire, ce qu’ils osent
espérer.
Erin a été élevée par une mère alcoolique et abusive avant
de se réfugier dans les bras d’un homme tout aussi alcoolique et abusif. Elle
vient de perdre cette promesse d’enfant dont le cœur battait hier encore en
elle, promesse de réparer le passé en recréant ce lien intime et familial qui
lui a toujours manqué. Or pour elle lorsqu’on meurt, c’est comme une fête sans
fin où l’on retrouve enfin dans une lumière-amour pure et illimitée toutes
celles, tous ceux qu’on a perdus. La fonction compensatoire de ce récit universellement répandu semblera évidente aux réalistes et désillusionnés que nous sommes le
plus souvent. Le paradis éternel ne serait somme toute qu’une fiction qu’on
invente et qu’on se raconte pour mieux se consoler des deuils qui déchirent infiniment
notre finitude humaine, trop humaine.
Pas surprenant qu’Erin ne puisse s’empêcher de pleurer de joie s’imaginant mourir
pour enfin prendre dans ses bras cette fille qu’elle n’aura jamais pu aimer. L’histoire
est tellement belle que nous sentons tous qu’elle doit être fausse.
Pour être plus à la mode, la réponse de Flynn n’en est pas plus
originale. Selon lui nous sommes poussière d’étoile et nous redeviendrons
poussière, seulement pas avant que notre cerveau, dans un ultime feu d’artifice
neuronal vécu comme un grand trip
extatique, ne nous fasse revivre chacun des instants de notre vie afin de mieux
nous en libérer avant que le vide sans fin ne nous accueille enfin au sein de
la nuit la plus noire. Cette histoire sur la mort, nous la connaissons aussi
bien que la première. On pourrait même dire que depuis que Dieu est mort, c’est notre histoire à nous. Et précisément parce
que c’est notre histoire, l’évidence
de son rôle compensatoire passe le plus souvent inaperçue. Or Flynn ne pleure
pas moins de joie qu’Erin lorsqu’il s’imagine ainsi mourir dans un grand high pour disparaître enfin. Pourquoi ?
Parce que pour celui qui s'est convaincu qu’il n’arrivera jamais à se pardonner les crimes
qu’il a commis, l’anéantissement est le seul salut, la seule libération
possible. L’histoire de Riley n’est ni moins belle, ni moins fausse que celle
d’Erin. C’est l’histoire d’un monde non plus lucide et rationnel, mais beaucoup
trop profondément certain de sa culpabilité pour espérer le moindre salut hors du néant.
Or cette histoire qui est le mythe inconscient de notre
monde à nous, mythe qui semble faire son acting
out dans cette entreprise collective aussi actuelle que concrète d’anéantissement du monde
habitable, on ne la déconstruira pas, on ne se libérera pas de son emprise en
réapprenant à croire en la première – ou mieux, en tentant de faire une grande synthèse
dialectique des deux, même si, et c’est peut-être selon moi la grande limite
de cette série considérée comme un essai, c’est une telle synthèse que Midnight Mass semble vouloir proposer à
la toute fin.
D’autres histoires sont-elles possibles ? Tertium non datur et pourtant…
Ce qui veut écrire en moi, ce qui parvient si péniblement à
s’exprimer ici, le sait sans la nuit d’un doute, il y a plus de choses au ciel
et sur la terre que celles rêvées par notre
philosophie.
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